Je ne prenais même pas la peine de les enfermer pour la nuit. Et dire que j’avais été un pauvre type obligé d’abandonner ses études par manque d’argent, parce que je n’avais pas de quoi m’offrir un sandwich !
Je repoussai les pierres et allai vers la fenêtre (il y avait une fenêtre parce que j’avais dit à Star que je n’aimais pas les bureaux sans fenêtre). Cela s’était passé juste à mon arrivée et il m’a fallu des mois pour comprendre tout le travail qu’on avait dû effectuer pour cela ; j’avais d’abord cru qu’on s’était contenté de faire un trou dans le mur.
J’avais une vue magnifique, sur ce qui ressemblait plus à un parc qu’à une ville, orné, mais non envahi, de charmantes bâtisses. Il était difficile de penser que nous nous trouvions dans une ville plus grande que Tokyo ; la circulation était invisible, et les habitants travaillaient pourtant presque aux antipodes !
Il y avait un murmure, comme un doux vol de bourdon, comme le grondement assourdi auquel on n’arrive pas à échapper à New York, mais beaucoup plus faible, juste suffisant pour me rappeler que j’étais entouré de gens qui avaient tous leurs situations, leurs buts, leurs fonctions.
Ma fonction ? Consort.
Gigolo !
Star, sans s’en rendre compte, avait introduit la prostitution dans un monde qui ne l’avait jamais connue. Dans un monde plein d’innocence, où l’homme et la femme couchaient ensemble pour la seule raison qu’ils le désiraient tous les deux.
Un prince consort n’est pas un prostitué. Il a son travail et son travail est souvent fastidieux : il faut qu’il représente sa souveraine épouse, qu’il aille poser des premières pierres, qu’il prononce des discours. Il a en outre à remplir ses devoirs d’étalon royal afin d’assurer à la dynastie de ne pas disparaître.
Mais je ne faisais rien de cela. Je n’avais même pas à distraire Star… Dire que, à dix milles à la ronde, des millions d’hommes aimeraient avoir ma chance.
La nuit précédente avait été mauvaise. Elle avait mal commencé et s’était poursuivie par une des conférences sur l’oreiller que les gens mariés ont parfois, et qui ne remplacent pas une bonne engueulade. Nous nous étions donc disputés, comme cela arrive quand un ménage se penche sur les traites sans savoir comment les payer.
Star avait fait quelque chose qu’elle n’avait encore jamais fait, elle avait rapporté du travail à la maison. Cinq hommes, impliqués dans une quelconque bagarre inter-galactique… je ne sus jamais de quoi ils ont parlé pendant des heures, et il leur arrivait de parler une langue que j’ignorais.
Ils m’ignoraient aussi, je n’étais rien d’autre qu’un meuble. À Centre, on se présente rarement ; si vous désirez parler à quelqu’un, vous dites simplement « Moi », et vous attendez. Si la personne ne répond pas, vous vous éloignez. Si elle vous répond, vous échangez vos identités.
Aucun de ces hommes ne l’avait fait, et ce n’était certes pas moi qui allais commencer. C’était eux qui étaient des étrangers dans ma propre maison, c’était à eux de commencer. Mais ils n’agissaient absolument pas comme s’ils se trouvaient dans ma maison à moi.
J’étais assis là, dans un coin, comme l’Homme Invisible, de plus en plus exaspéré.
Et ils continuaient de discuter, tandis que Star les écoutait. Au bout d’un moment, elle fit venir ses servantes qui commencèrent à la déshabiller, à lui brosser les cheveux. Centre n’est pas l’Amérique, et je n’avais aucune raison d’être choqué. Ce qu’elle faisait n’était guère poli à leur égard, car elle les traitait, eux, comme des meubles (le traitement qu’ils m’avaient imposé ne lui avait pas échappé).
L’un d’eux hasarda timidement : « Votre Sagesse, je serais heureux que vous nous écoutiez, comme vous avez accepté de le faire. » (Je traduis son argot.)
Star répondit très froidement : « Je suis seule juge de ma conduite. Personne ne peut décider pour moi. »
C’était vrai. Elle seule pouvait juger sa conduite, eux ne le pouvaient pas. Pas plus que moi, me dis-je amèrement. Je commençais à être furieux contre elle parce qu’elle avait fait venir ses servantes (je savais pourtant que cela n’avait pas d’importance) et avait commencé à se préparer pour la nuit devant tous ces grands dadais… et j’avais bien l’intention de lui dire de ne pas recommencer. Je me contenais pour ne pas éclater.
Tout à coup, Star les renvoya : « Il a raison, vous avez tort. Réglez votre affaire comme cela. Et sortez. »
Mais j’avais bien l’intention de lui dire de ne plus amener désormais de commerçants à la maison.
Elle me coiffa au poteau. Dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Mon amour, excuse-moi. J’ai accepté d’écouter toutes leurs fadaises mais la discussion durait, durait, ne pouvait plus s’arrêter ; j’ai alors pensé que cela irait plus vite si je les tenais debout, si je les amenais ici et si je leur faisais comprendre que j’étais fatiguée. Je n’aurais jamais pensé que cela durerait encore une heure avant de pouvoir prendre la bonne décision. Et je savais bien que si je remettais l’affaire au lendemain, ils discuteraient encore pendant des heures. Le problème était important, et je ne pouvais pas le laisser tomber. » Elle soupira. « Cet homme ridicule… Dire que de telles personnes parviennent à de hauts postes ! J’ai pensé à le faire tuer mais il valait mieux que je lui fasse comprendre son erreur, autrement, le même problème se serait reposé, tôt ou tard. »
Je ne pus même pas lui faire remarquer qu’elle avait mal jugé ; l’homme qu’elle avait renvoyé était un de ceux en faveur de qui elle avait tranché. Je me suis donc contenté de dire : « Allons nous coucher, tu es fatiguée. » Je n’avais même pas assez de calme pour m’empêcher de la juger.
CHAPITRE XIX
Nous allâmes nous coucher.
À ce moment-là, elle me dit : « Oscar, tu es de mauvaise humeur. »
— « Je n’ai rien dit de semblable. »
— « Je le sens. Et ce n’est pas seulement à cause de ce qui s’est passé ce soir et de ces clowns. Tu es en train de te replier sur toi-même, tu es malheureux. » Et elle attendit.
— « Ce n’est rien. »
— « Oscar, il est impossible que ce qui t’ennuie puisse être « rien » pour moi. Il est cependant possible que je ne m’en rende pas compte, tant que je ne sais pas de quoi il s’agit. »
— « Bon, si tu veux le savoir : je me sens si fichtrement inutile ! »
Elle me mit sa main forte et douce sur la poitrine. « Pour moi, tu n’es pas inutile. Pourquoi te sens-tu donc inutile ? »
— « Regarde plutôt ce lit ! » C’était un lit comme jamais un Américain ne pourrait en rêver ; on pouvait tout y faire, sauf se souhaiter une bonne nuit ; comme la ville elle-même, il était magnifique, et on n’en voyait pas les montants. « Ce pajot, chez moi, coûterait plus cher, – si seulement on pouvait en faire un, – que la meilleure des maisons où ma mère a jamais vécu. »
Elle réfléchit un instant. « Veux-tu envoyer de l’argent à ta mère ? » Elle se pencha vers le communicateur de la table de nuit. « Elmendorf Air Force Base of America, l’adresse est-elle suffisante ? »
(Je ne me rappelais pas lui avoir dit où vivait ma mère.) « Non, non ! » et je fis un geste vers le communicateur, pour le fermer. « Je ne veux pas lui envoyer d’argent. Son mari l’entretient. Il n’accepterait pas d’argent de ma part. Ce n’est pas ça, l’important. »