Выбрать главу

Elle garda le silence pendant de longues minutes, et son visage prit l’air professionnellement calme, concentré qu’elle avait eu chaque fois que je l’avais vue au travail. « Tu as raison, » dit-elle enfin. « Il n’y a rien, sur cette planète, qui soit digne de tes pouvoirs. »

— « Alors, que faire ? »

— « Tu dois partir, » dit-elle tout bas.

— « Quoi ? »

— « Crois-tu que j’aime à faire cette réponse, mon époux ? Crois-tu que j’apprécie la plupart des réponses que je fais ? Tu viens de me demander de considérer ce problème d’un œil professionnel, et j’ai obéi. Voilà la réponse : tu dois quitter cette planète, et me quitter. »

— « Tu rejettes donc mes chaussures, de toute manière. »

— « Ne sois pas amer, seigneur. C’est bien la réponse. Je ne puis m’abstraire et être vraiment une femme que dans ma vie privée ; je ne peux même refuser de penser quand j’accepte d’agir en tant que Sa Sagesse. Tu dois me quitter, sans doute, mais non, non, non et non, je ne rejette pas tes chaussures ! Tu partiras, parce que tu dois le faire, non parce que je le désire. » Son visage était calme mais inondé de larmes. « On ne peut chevaucher un chat… ni accélérer un escargot… ni apprendre à voler à un serpent. Ni faire d’un Héros un gigolo. Je le savais, mais je refusais de me l’avouer. Tu feras donc ce que tu dois faire. Tes chaussures resteront cependant toujours près de mon lit, je ne te renvoie pas ! » Elle refoula ses larmes. « Je suis incapable de te mentir, même en gardant le silence. Je ne prétends pas que d’autres chaussures ne seront jamais près de mon lit… si tu restes trop longtemps éloigné. J’ai déjà éprouvé la solitude ; il n’y a pas de mots pour exprimer combien ce métier vous impose de solitude. Quand tu partiras… je me sentirai plus solitaire que jamais. Mais tu retrouveras tes chaussures à leur place quand tu reviendras. »

— « Quand je reviendrai ? Tu as une Vision ? »

— « Non, seigneur Héros. Je n’ai qu’un pressentiment… le pressentiment que, si tu vis… tu reviendras. Peut-être même souvent. Mais les Héros ne meurent pas dans leur lit, même pas dans celui-ci. » Elle ferma les yeux, ses larmes cessèrent de couler et sa voix prit un ton plus calme. « Maintenant, seigneur mari, si tu le veux bien, nous allons éteindre et prendre du repos. »

Nous éteignîmes et elle mit la tête sur mon épaule, sans pleurer. Nous n’arrivâmes pas à trouver le sommeil. Après un temps affreusement long, je lui demandai : « Star, entends-tu ce que j’entends ? »

— « Je n’entends rien, » répondit-elle en levant la tête.

— « La ville. Ne l’entends-tu pas ? Des gens, des machines. Et même des pensées tellement fortes que je les sens dans la moelle de mes os, que mes oreilles parviennent presque à les percevoir. »

— « Oui, je connais cela. »

— « Star, aimes-tu cet endroit ? »

— « Non. Il n’a jamais été nécessaire que je l’aime. »

— « Alors, par le Diable ! Tu viens de dire que je devais partir. Viens avec moi ! »

— « Oscar ! »

— « Que leur dois-tu ? N’est-ce pas assez d’avoir récupéré l’Œuf ? Qu’ils trouvent une autre victime. Viens suivre de nouveau la Route de la Gloire avec moi ! Il doit bien y avoir quelque part du travail à ma mesure. »

— « Il y a toujours du travail pour les Héros. »

— « Très bien, alors. Nous montons une affaire, toi et moi. Ce n’est pas un mauvais travail que d’être un héros. Les repas sont servis irrégulièrement, la paie est aléatoire… mais on ne s’ennuie pas. Nous ferons passer des annonces : Gordon et Gordon, Héros en tous Genres. Une affaire ni trop grande ni trop petite. Extermination de dragons garantie par contrat, satisfaction assurée. Remboursement garanti en cas d’échec. Travail sur devis. Quête, sauvetage de jeunes filles, Recherche de la Toison d’Or de jour et de nuit. »

J’essayais de la dérider mais Star n’aime pas la plaisanterie. Elle me répondit avec sérieux : « Oscar, si je dois abdiquer, il faut d’abord que j’entraîne mon héritier. C’est exact, personne ne peut me dire ce que je dois faire, mais j’ai quand même le devoir d’assurer ma succession. »

— « Combien de temps cela prendra-t-il ? »

— « Pas très longtemps. Une trentaine d’années. »

— « Trente ans ! »

— « Je pourrais peut-être y arriver en vingt-cinq, il me semble. »

— « Star, » soupirai-je, « Sais-tu quel âge j’ai ? »

— « Oui, pas encore vingt-cinq ans. Mais tu ne vieilliras pas ! »

— « Cependant, actuellement, j’ai encore cet âge-là. Et vingt-cinq ans, c’est exactement le temps que j’ai déjà vécu. Vingt-cinq ans à être un pauvre gigolo, vingt-cinq ans sans être un héros, ni quoi que ce soit. Cela dépasse mon entendement ! »

Elle réfléchit : « Oui, c’est vrai. »

Elle se retourna, nous nous mîmes l’un contre l’autre, en cuiller, et fîmes semblant de dormir.

Un peu plus tard, je sentis ses épaules qui s’agitaient et je compris qu’elle sanglotait. « Star ? »

Elle ne tourna pas la tête. Tout ce que j’entendis fut une petite voix étranglée : « Oh, mon chéri, mon grand chéri ! Si seulement j’avais cent ans de moins ! »

CHAPITRE XX

Je fis couler entre mes doigts les pierres précieuses, inutiles, avant de les mettre de côté. Si seulement j’avais, moi, cent ans de plus !

Mais Star avait raison. Elle ne pouvait pas abandonner son poste et garder l’esprit libre. Elle avait le sens du devoir, pas comme moi ni comme personne d’autre. Et moi, je ne pouvais pas rester dans cette cage dorée plus longtemps sans avoir envie de me fracasser la tête contre les barreaux.

Nous désirions cependant tous les deux rester ensemble.

Ce qu’il y avait de pire, c’est que je savais, tout comme elle, que nous oublierions, tous les deux. Il y aurait quelqu’un, un autre. D’une manière quelconque, il y aurait d’autres chaussures, d’autres hommes, et elle retrouverait le sourire.

Et moi aussi… Elle l’avait vu et, sérieusement, gentiment, avec beaucoup de délicatesse, pour ne pas heurter mes sentiments, elle m’avait dit d’une manière indirecte que je ne devrais pas éprouver de sentiment de culpabilité quand il m’arriverait, plus tard, en un autre pays, quelque part, de courtiser une autre fille.

Alors, pourquoi me sentais-je si méprisable ?

Comment avais-je fait pour me laisser ainsi prendre au piège, sans la moindre issue, contraint de choisir entre blesser ma bien-aimée et sombrer dans la folie ?

J’ai lu quelque part une histoire au sujet d’un homme qui vivait sur une haute montagne, par suite d’un asthme tenace, féroce, alors que sa femme vivait sur la côte, en dessous de lui, par suite d’une maladie de cœur qui lui interdisait l’altitude. Parfois, ils se regardaient mutuellement à l’aide de longues-vues.

Le lendemain, nous n’avons pas reparlé de la possibilité pour Star d’abdiquer. Le dilemme, que nous n’avions pas énoncé, était que, si elle décidait d’abdiquer, je devrais attendre (trente ans !) qu’elle le fasse. Sa Sagesse en avait conclu que je ne le pourrais pas, et n’en avait pas parlé. Nous prîmes un copieux petit déjeuner et nous nous montrâmes joyeux, gardant tous les deux pour nous nos secrètes pensées.

Nous n’avons pas non plus parlé d’enfants. Oh, je pourrais toujours trouver la clinique, si c’était nécessaire. Si elle voulait mélanger sa stellaire lignée avec mon sang vulgaire, elle pouvait le faire, demain ou dans une centaine d’années. Ou elle pouvait se contenter de sourire et se débarrasser de toute cette camelote. Dans ma famille il n’y a jamais eu de maire de Triffouillis-les-Oies, sans compter qu’un cheval de labour ne convient pas pour saillir une jument de pur-sang. Si Star faisait un enfant en réunissant nos gènes, cela ne ferait jamais qu’un godelureau sentimental, un gigolo en herbe qu’elle pourrait bichonner avant de lui donner sa liberté. Elle éprouverait sans doute un certain sentiment envers lui mais ce sentiment, si fort qu’il puisse être, et même s’il était morbide comme celui qui attachait sa tante à ses défunts maris, resterait stérile, car l’Empire ne pourrait jamais supporter une lignée de bâtardise.