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Cela représentait plusieurs milliers de dollars, je ne savais pas exactement combien. Mais assez pour aller à Heidelberg… si je le touchais immédiatement. Le Herald Tribune arrivait toujours ici avec une journée de retard, ce qui voulait dire que le tirage avait eu lieu au moins deux jours plus tôt… que, pendant ce temps, le bourrin avait pu se casser une jambe ou trouver cent moyens de déclarer forfait. Mon billet ne représentait une grosse somme d’argent qu’aussi longtemps que « Lucky Star » était inscrit sur la liste des partants.

Il fallait que j’aille aussi vite que possible à Nice et que je découvre où et comment obtenir le meilleur prix de mon heureux billet. Il me fallait retirer mon billet de mon coffre et le vendre !

Mais que faire pour « Hélène de Troie ? »

Avec son cri d’angoisse : « Oh, ma fille ! Oh, mes ducats ! » Shylock[12] n’était pas plus torturé que moi.

Je trouvai un compromis. J’écrivis un mot assez triste, disant qui j’étais, que j’avais tout à coup été obligé de m’absenter ; et lui demandant, soit d’attendre mon retour le lendemain, soit, au moins, de me laisser un mot pour me dire où je pourrais la retrouver. Je remis ma lettre à la postière, lui faisant une longue description – blonde, de cette taille, des cheveux de cette longueur, une magnifique poitrine – ajoutant vingt francs, avec la promesse de doubler cette somme si elle donnait ma lettre et si elle obtenait une réponse. La postière me dit qu’elle ne l’avait jamais vue mais que « si cette grande blonde »[13] mettait ne serait-ce qu’un pied dans le village, ma lettre serait distribuée.

Je n’avais que le temps de rentrer, de m’habiller avec mes habits du continent, de régler ma note chez Mme Alexandre et d’attraper le bateau. Puis j’eus trois heures de voyage pour m’attrister.

L’ennui, c’était que Lucky Star n’était pas une rosse. Mon cheval n’avait jamais été classé après le cinquième ou le sixième, quel que soit l’état du terrain. Alors ? M’arrêter pendant que j’étais en tête et prendre mon gain ?

Ou continuer et risquer de tout perdre ?

Cela n’était pas facile. Supposons que je puisse vendre mon billet 10.000 dollars. J’avais beau ne pas me faire d’illusions sur les diverses taxes, je garderais quand même la plus grande partie de cette somme et je pourrais aller à l’université.

Mais j’allais de toute manière continuer mes études, et est-ce que je désirais vraiment aller à Heidelberg ? Cet étudiant avec ses cicatrices de duels n’était jamais qu’un lourdaud, avec sa fausse fierté pour des cicatrices qu’il avait attrapées sans réel danger.

À supposer que je tienne bon et que j’attrape le gros lot, 50.000 livres, soit 140.000 dollars…

Savez-vous seulement ce qu’un célibataire paie comme impôts pour 140.000 dollars, au pays des Braves, dans la Patrie de la Foi ?

103.000 dollars, voilà ce qu’il paie.

Ce qui lui laisse 37.000 dollars.

Voulais-je donc parier 10.000 dollars pour avoir la chance d’en gagner 37.000… avec 15 chances contre une ?

Fichtre ! Quel dilemme. Le principe est le même pour 37 gros billets, c’est toujours une sorte de quitte ou double.

À supposer que je trouve un filon pour rouler le fisc, ce serait alors risquer 10.000 dollars pour en gagner 140.000 ? Le gain potentiel vaudrait alors la peine, et 140.000 dollars ne représentaient plus alors seulement la subsistance à l’université mais une vraie fortune qui peut rapporter de quatre à cinq mille dollars par an, pour toujours.

Pas de scrupules avec l’Oncle Sam ; les États-Unis d’Amérique n’avaient pas plus de droit moral sur cet argent (si je le gagnais) que je n’en avais sur le Saint Empire Romain. Qu’avait fait Oncle Sam pour moi ? Il avait détruit la vie de mon père, avec deux guerres, dont une que nous n’avions pas eu le droit de gagner – ce qui m’a compliqué mes études, sans parler de toute l’aide spirituelle qu’un père peut apporter à son fils (ce que je n’ai pas connu et ne connaîtrai jamais) – puis il m’a fait sortir du collège et m’a envoyé participer à une autre guerre, qui n’en était pas une, où j’ai bien failli être tué et où j’ai définitivement perdu l’envie de rire de tout.

Alors, pourquoi Oncle Sam serait-il en droit de me prendre 103.000 dollars pour ne me laisser que des picaillons ? Pour nous permettre de les « prêter » à la Pologne ? Pour les donner au Brésil ? Des clous !

Il y avait un système pour tout garder (si je gagnais), un système aussi légal que le mariage. Vivre une année dans la vieille ville de Monaco, où il n’y a pas d’impôts. Puis aller ailleurs.

En Nouvelle-Zélande, pourquoi pas ? Le Herald Tribune avait ses gros titres habituels, peut-être même plus gros que d’habitude. On pouvait croire que les types (seulement les grands garçons qui ont le droit de jouer) qui dirigent cette planète la tenaient enfin, leur grande guerre, cette guerre avec fusées intercontinentales et bombes H ; elle pouvait du moins éclater n’importe quand.

Si on allait assez loin au sud, en Nouvelle-Zélande par exemple, il resterait peut-être quelque chose après les retombées atomiques ?

On dit que la Nouvelle-Zélande est très jolie et qu’un pêcheur y estime qu’une truite de cinq livres ne vaut pas la peine d’être ramenée.

Une fois, j’avais attrapé une truite de deux livres.

C’est à ce moment que je fis une horrible découverte. Je ne voulais pas retourner à l’école pour gagner, perdre ou abandonner. Désormais, je me fichais éperdument des garages à trois voitures, des piscines et de tous les autres symboles de réussite ou de « sécurité ». La sécurité n’était pas de ce monde et ne pouvaient y croire que des fous ou des naïfs.

Déjà, dans la jungle, j’avais abandonné toute ambition de cette sorte. On m’avait trop souvent tiré dessus, j’avais perdu tout intérêt pour les supermarchés, les résidences de grande banlieue et les banquets d’anciens élèves, toutes ces choses qui ne tiennent pas leurs promesses.

Non. Je ne voulais pas aller m’enterrer dans un couvent. Je désirais encore…

Mais, que désirais-je donc ?

Je voulais un œuf de l’oiseau Rock. Je voulais un harem rempli de jolies odalisques plutôt que des roues de voiture toutes boueuses. Je voulais des pépites d’or de la taille du poing et en charger le traîneau à l’en faire verser. Je voulais m’éveiller en me sentant d’attaque et sortir rompre quelques lances, puis me payer une jolie fille, le droit du seigneur[14], je voulais m’opposer à un Baron, et qu’il ose seulement ensuite toucher à ma femme ! Je voulais entendre les eaux claires de la cascade ruisseler sur la peau de la belle Nancy Lee dans la fraîcheur du matin, et je ne voulais écouter aucun autre son, voir aucun autre mouvement que le lent battement des ailes de l’albatros qui nous avait ouvert la route depuis mille milles.

Je voulais les lunes en collision de Barsoom[15]. Je voulais Storisende et Poictesme, sans oublier Holmes qui me réveillerait en me disant : « Debout ! Il y a du gibier ! » Je voulais descendre le Mississipi sur un radeau et échapper à la populace en compagnie du duc de Bilgewater et du Dauphin perdu.

Je voulais le Prêtre Jean et Excalibur, au bord d’un lac paisible, au clair de lune. Je voulais voguer en compagnie d’Ulysse cinglant vers Samothrace, et boire du lotus dans le pays de l’éternel après-midi. Je voulais retrouver le romantisme et l’émerveillement que j’avais connus quand j’étais enfant. Je voulais que le monde me donne enfin ce qu’il m’avait promis de me donner, au lieu de cette fange clinquante, bruyante qui l’encombre.

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12

Personnage du Marchand de Venise de Shakespeare, usurier et créancier impitoyable. (N.D.T.)

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13

En français dans le texte. (N.D.T)

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14

En français dans le texte. (N.D.T)

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15

La Planète « Mars » dans le cycle de John Carter d’E.R. Burroughs. (N.D.T.)