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Ce type-là parlait un bon américain courant. « Je m’appelle Nebbi, » m’avait-il dit, tout en me serrant la main comme seul un américain sait le faire. « Et vous êtes Gordon, je le sais. Je suis ravi de vous rencontrer. »

— « Moi aussi, » avais-je répondu. « C’est une surprise, et un réel plaisir que d’entendre parler ma propre langue ! »

— « Simple savoir professionnel, mon vieux. J’étudie les cultures comparées, du point de vue linguistico-historico-politique. Je sais déjà que vous êtes Américain. Permettez-moi de vous situer : plein sud, mais vous n’y êtes pas né. Peut-être originaire de la Nouvelle Angleterre. Avec un apport de Middle-West, peut-être de Californie. Langue élémentaire, classe moyenne inférieure ; milieu familial moyen. »

L’analyse était assez juste, en gros. Ma mère et moi, nous avions vécu à Boston pendant l’absence de mon père, entre 1942 et 1945. Jamais je n’oublierai ces hivers. Je portais alors des caoutchoucs du mois de novembre jusqu’au mois d’avril. J’avais aussi vécu dans le sud, en Géorgie et en Floride, à La Jolla, pendant la non-guerre de Corée et, plus tard, quand j’étais allé au collège. « Classe moyenne inférieure ? » Ce n’aurait pas été l’opinion de ma mère.

— « C’est assez exact, » avouai-je. « Je connais un de vos collègues. »

— « Je sais de qui vous voulez parler, le Savant Fou. Il soutient des théories complètement loufoques. Mais, s’il vous plaît, dites-moi plutôt comment cela se passait quand vous êtes parti ? Et surtout, pour les États-Unis, comment cela va avec la Noble Expérience ? »

— « La Noble Expérience ? » Je n’avais pas compris ; il m’a fallu réfléchir ; la prohibition avait été supprimée bien avant ma naissance. « Oh, cela n’existe plus ! »

— « Vraiment ? Il faudra que j’aille faire un nouveau séjour. Et maintenant, qu’avez-vous ? Un roi ? J’avais compris que, tôt ou tard, votre pays serait ainsi dirigé mais je ne pensais pas que cela viendrait si vite. »

— « Excusez-moi, » dis-je, « je parlais de la prohibition. »

— « Ah, ça ! Ce n’est qu’un épiphénomène, ce n’est pas fondamental. Je parlais, moi, de cette amusante notion de se soumettre à la loi du bavardage, je parlais de la « démocratie ». Quelle curieuse illusion : comme si on pouvait, en additionnant des zéros, produire un nombre. Cela a pourtant été essayé dans votre tribu, et sur une échelle monstrueuse. Sans doute avant votre naissance. Je croyais que vous vouliez dire qu’on s’en était débarrassée jusqu’aux derniers restes. » Il eut un sourire. « Alors, ils possèdent toujours des élections et tout ce fourbi ? »

— « La dernière fois que j’y étais, oui. »

— « C’est extraordinaire ! Fantastique, tout simplement fantastique. Vraiment, il faut que nous y allions ensemble, j’ai envie de vous poser des colles. J’ai étudié votre planète pendant très longtemps… on y trouve les plus étonnantes pathologies de tout le système exploré. Au revoir. Cessez de prendre des vessies pour des lanternes, comme vous dites dans votre tribu. »

Je racontai la scène à Rufo : « Rufe, je sais bien que je viens d’une planète barbare mais est-ce que cela excuse sa grossièreté ? Était-ce même de la grossièreté ? Je n’ai pas encore compris quelles manières étaient considérées comme bonnes, ici. »

Rufo fronça les sourcils : « Il est toujours déplacé de railler quelqu’un sur son lieu de naissance, et cela, partout. Comme sur sa tribu ou sur ses coutumes. Quand on se permet cela, c’est à ses risques et périls. Si vous le tuez, il ne vous arrivera rien. Cela embarrassera peut-être Sa Sagesse, si du moins Elle peut être embarrassée. »

— « Je ne vais pas le tuer, ce n’est pas tellement important. »

— « Alors, n’y pensez plus. Nebbi n’est qu’un snob. Il a peu de connaissances, il ne comprend rien, et croit que l’univers serait meilleur si c’était lui qui l’avait conçu. Ignorez-le. »

— « C’est ce que je ferai. C’était seulement… tu vois, Rufo, je sais bien que mon pays n’est pas parfait, mais je n’aime guère l’entendre dire par un étranger. »

— « Vous êtes comme tout le monde. J’aime votre pays ; c’est un pays très coloré. Mais je ne suis pas un étranger et je ne dis pas cela pour vous critiquer, mais Nebbi avait raison. »

— « Quoi ? »

— « À cela près qu’il ne voit les choses qu’en surface. La démocratie ne peut pas marcher. Des mathématiciens, des paysans et des animaux, mélangez le tout et vous avez la démocratie : c’est une théorie qui suppose que les mathématiciens et les paysans sont égaux, et cela ne peut pas marcher. La sagesse ne peut pas s’additionner ; on trouve le maximum de sagesse dans l’homme le plus sage d’un groupe donné.

« Cependant, la forme démocratique est parfaite pour un gouvernement tant qu’il ne fait rien. Toute organisation sociale peut faire l’affaire tant qu’elle est souple. Le cadre en lui-même n’a pas d’importance tant qu’il conserve assez de souplesse et qu’il permet à un homme sortant d’une multitude, de faire la preuve de son génie. La plupart des prétendus savants sociologues semblent penser que l’organisation est tout. Alors qu’elle n’est presque rien, sauf lorsqu’il s’agit d’une camisole de force. C’est l’influence des héros qui compte, pas celle des zéros. »

Et il ajouta encore : « Votre pays a un système qui comprend assez de liberté pour permettre aux héros de faire leur métier. Cela devrait durer longtemps, sauf si sa souplesse est détruite de l’intérieur. »

— « J’espère que tu as raison. »

— « J’ai raison. Je connais le sujet, et je ne suis pas idiot, comme le pense Nebbi. Il a raison quant à la futilité d’ajouter des zéros, mais il ne se rend pas compte qu’il est lui-même un zéro. »

— « Il n’est pas nécessaire de m’en faire pour un zéro, » dis-je en grimaçant.

— « Aucun intérêt. D’autant plus que vous n’en êtes pas un. Où que vous alliez, vous vous ferez remarquer, vous ne vous laisserez pas perdre dans le troupeau. Je vous respecte, et je ne respecte pourtant pas grand monde. Et surtout pas le peuple pris dans son ensemble ; jamais je ne pourrai avoir un cœur de démocrate. Prétendre « respecter » et même « aimer » la grande masse avec, d’un côté, ses criailleries et, de l’autre, ses pieds puants, cela exige toute la flagornerie imbécile, aveugle, sucrée, sourde et sentimentale que l’on trouve chez quelques-uns des directeurs de nurseries, chez la plupart des types serviles et chez tous les missionnaires. Ce n’est pas un système politique, c’est une maladie. Mais réjouissons-nous plutôt : vos politiciens américains ne sont pas atteints par cette maladie… et vos coutumes permettent à ceux qui ne sont pas des zéros de prendre leurs aises. »

Rufo jeta encore une fois un coup d’œil à mon épée : « Mon vieux, vous n’êtes pas venu ici pour bavarder de Nebbi. »

— « Non. » Je baissai les yeux pour regarder ma lame bien aiguisée. « Je suis allé la chercher pour te raser, Rufo. »

— « Hein ! »

— « Je me suis promis de raser ton cadavre. Je te dois cela pour le beau travail que tu as fait sur moi. Je suis donc venu raser le barbier. »

Il me répondit lentement : « Mais je ne suis pas encore un cadavre. » Il resta immobile. Mais ses yeux bougèrent, estimant la distance qui nous séparait. Rufo ne comptait pas le moins du monde sur mon caractère « chevaleresque » ; il avait trop vécu pour cela.