— « Oh, tout peut s’arranger, » dis-je gaiement, « si tu me réponds franchement. »
Il se détendit un peu. « Je vais essayer, Oscar. »
— « Fais plus que d’essayer, je te prie. Tu es ma dernière chance. Rufo, ceci doit rester entre nous, il ne faut même pas en parler à Star. »
— « Sur l’honneur, je vous le jure. »
— « En croisant sans doute les doigts. Je vais quand même prendre le risque. Je suis sérieux. Et j’ai besoin qu’on me réponde sans détours. Je désire des conseils au sujet de mon mariage. »
Il sembla s’attrister. « Et moi qui voulais sortir. À la place je me suis mis au travail ! Oscar, j’aimerais mieux critiquer le premier-né d’une femme, ou même son goût pour les chapeaux. Il est plus prudent d’apprendre à un requin à mordre. Que se passera-t-il si je refuse ? »
— « Je te ferai la barbe. »
— « Vous le feriez sans doute, espèce de gros-bras ! » Il fronça les sourcils. « Des réponses franches… Non, ce n’est pas ce que vous voulez, c’est plutôt une épaule où vous appuyer pour pleurer. »
— « Peut-être aussi. Mais je veux quand même de franches réponses, et pas les mensonges que tu dis en dormant. »
— « Alors, je suis perdant, d’une manière comme de l’autre. Dire la vérité à un homme au sujet de son mariage, c’est du suicide. Je crois que je vais rester tranquille et attendre de voir si vous avez le cœur de m’abattre de sang-froid. »
— « Rufo, je vais mettre mon épée sous clef si tu veux ; tu sais bien que je ne la tirerai jamais contre toi. »
— « Je ne sais rien de tel, » me dit-il méchamment. « Il y a toujours un commencement à tout. On peut prévoir ce que va faire une canaille, mais vous êtes un homme d’honneur et cela m’effraie. Est-ce que nous ne pourrions pas traiter cette affaire par télé-viso-phone ? »
— « Ne fais pas l’imbécile, Rufo. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. Je veux que tu me parles franchement. Je sais qu’un conseiller matrimonial doit tout dire, alors, pas de faux-fuyants. En souvenir du sang que nous avons versé ensemble, je te demande de me conseiller. Et franchement, naturellement ! »
— « Naturellement, vraiment ? La dernière fois que je m’y suis risqué, vous vouliez me couper la langue. » Il me regarda longuement. « Cela ne fait rien, je me suis toujours conduit comme un fou quand il s’agit d’amitié. Écoutez, je vais vous proposer un marché honnête : vous parlez, j’écoute… et s’il me paraît que vous parlez trop, que mes pauvres vieux reins ne puissent le supporter et que je sois forcé d’abandonner votre charmante compagnie pendant quelque temps… alors, vous me comprendrez, vous partirez aussi vite que possible et nous n’en parlerons plus. Hein ? »
— « D’accord. »
— « Le Tribunal vous écoute. Allez-y. »
Et ainsi, je me mis à parler. Je lui parlai de mon dilemme, de ma frustration, n’épargnant ni moi ni Star (c’était pour son bien, ne l’oubliez pas, et il ne me fut pas nécessaire de parler de nos problèmes les plus intimes ; car pour cela, au moins, tout allait pour le mieux). Je lui parlai cependant de nos querelles et de beaucoup de choses que l’on débat en général en famille. Mais il le fallait.
Rufo m’écouta. Puis il se leva et se mit à faire les cent pas ; il semblait ennuyé. À un certain moment, il fit même une réflexion au sujet des hommes que Star avait introduits à la maison : « Elle n’aurait pas dû faire venir ses servantes. Mais oubliez donc cela, mon vieux. Jamais elle ne parvient à se rappeler que les hommes sont timides, alors que les femmes se contentent d’avoir des habitudes. Elle est comme ça ! »
Plus tard, il me dit : « Il n’y a aucune raison d’être jaloux de Jocko, fiston. Il lui faut un marteau de forgeron pour enfoncer une semence. »
— « Je ne suis pas jaloux. »
— « C’est ce que disait Ménélas. Dans tous les ménages il faut parfois se donner des vacances. »
J’en arrivai quand même au nœud du problème et je lui parlai de la décision de Star, selon laquelle je devais partir. « Je ne la blâme pour rien et cela m’a fait du bien d’en parler. Je pourrai maintenant surmonter cette crise, me retrouver tel que je suis, et être un bon mari. Elle consent à de terribles sacrifices pour son travail, et le moins que je puisse faire, c’est de le lui faciliter. Elle est si douce, si gentille, si bonne. »
Rufo s’arrêta de marcher, tournant le dos à son bureau. « Vous le pensez vraiment ? »
— « Je le sais. »
— « Ce n’est qu’une vieille morue ! »
Sur-le-champ, je me levai de mon fauteuil et lui bondis dessus. Je n’ai pas dégainé, je n’y ai même pas pensé, et n’en aurais pas eu le temps. Je voulais le punir de mes propres mains, lui faire rentrer dans la gorge les paroles qu’il venait de prononcer sur ma bien-aimée.
Il bondit vers le bureau, comme une balle, et, le temps que j’aie traversé la pièce, Rufo s’était abrité derrière et plongeait une main dans un tiroir.
— « Du calme, du calme, » me dit-il. « Oscar, je ne désire pas vous faire la barbe. »
— « Viens ici, et bats-toi en homme ! »
— « Jamais, mon vieux. Faites un pas de plus et je vous transforme en pâtée pour les chiens. C’est bien ça, vos belles promesses, vos grandes manifestations. « Pas de faux-fuyants » avez-vous dit. « Tout dire » avez-vous dit ; et vous avez encore dit : « Parle franchement. » Asseyez-vous dans ce fauteuil. »
— « Parler franchement n’implique pas que l’on doive employer des injures ! »
— « Qui est juge ? Dois-je vous soumettre mes réflexions pour approbation avant de les faire ? N’essayez pas de justifier votre manquement à votre parole par des illogismes enfantins. Et vous voudriez encore m’obliger à acheter une nouvelle moquette ? Je ne garde jamais un tapis sur lequel j’ai tué un ami ; les taches me rendent triste. Asseyez-vous dans ce fauteuil. »
Je m’assis.
« Et maintenant, » dit Rufo en restant où il se trouvait, « vous allez m’écouter pendant que je vais parler. À moins que vous ne préfériez vous lever et marcher ? Dans ce cas, j’aurai le plus grand plaisir de voir pour la dernière fois votre vilain nez. À moins que, simplement parce que je n’aime pas être interrompu, je ne fasse voler votre tête dans l’embrasure de la fenêtre ; il y a longtemps que je me contiens et je suis tout prêt à faire explosion. Maintenant, choisissez.
« J’ai donc dit, » continua-t-il, « que ma grand-mère était une vieille morue. Je l’ai dit avec brutalité, dans l’intention de vous détendre… et il est d’ailleurs peu probable, maintenant, que vous vous sentiez trop offensé par tout ce que je dois encore dire d’injurieux. Elle est vieille, vous le savez, encore que vous trouviez sans doute qu’il est facile de l’oublier, du moins la plupart du temps. Moi aussi, je l’oublie, en général, même si Elle était déjà vieille alors que je n’étais qu’un gosse, qui faisait encore pipi par terre et poussait des cris de joie dès qu’il La voyait. Une morue, c’est ce qu’Elle est, et vous le savez bien. J’aurais pu dire que c’est une « femme d’expérience » mais je voulais d’abord frapper le coup ; vous vous berciez d’illusions alors même que vous me racontiez à quel point vous le saviez,… et cela n’avait pas d’importance pour vous. Mammie est une vieille morue. Partons de là.
« Et comment pourrait-Elle être autrement ? Répondez vous-même. Vous n’êtes pas idiot, mais vous êtes encore jeune. En général, il n’y a que deux plaisirs qu’Elle peut s’offrir, et Elle ne peut s’offrir l’autre. »