Sa sœur et son beau-frère s’arrêtèrent pour boire un verre ; Joan et sa sœur couchèrent les gosses pendant que le beau-frère restait avec moi, me demandant ce qui se passait en Europe ; il avait cru comprendre que je venais juste de rentrer c’est pourquoi il me dit ce qui se passait en Europe et ce qu’il fallait y faire. « Vous savez, Mr. Jordan, » me dit-il en me tapant sur le genou, « quand on est comme moi dans les affaires immobilières on devient très vite bon juge de la nature humaine car il le faut et bien que je ne sois jamais allé en Europe comme vous y êtes allé car je n’ai pas eu le temps mais il faut bien que quelqu’un reste à la maison et paie des impôts et s’occupe de tout pendant que ces jeunes veinards vont voir le monde mais la nature humaine est partout la même et si nous laissions seulement tomber une petite bombe sur Minsk ou sur Pinsk ou sur un de ces endroits ils comprendraient vite et cesseraient de faire des bêtises qui gênent vraiment les hommes d’affaires. Ne croyez-vous pas ? »
Je lui répondis que c’était un point de vue. Ils partirent et il me dit qu’il m’appellerait le lendemain et me ferait voir quelques lotissements qu’il pouvait me faire avoir pour rien, il était absolument certain qu’ils augmenteraient avec la nouvelle usine de fusées qui allait bientôt s’installer. « Cela m’a fait plaisir d’avoir votre opinion, Mr. Jordan, grand plaisir. Il faudra un jour que je vous raconte une aventure qui m’est arrivée à Tijuana, mais je ne peux pas le faire avec ma femme qui est ici, ha, ha ! »
Joan me dit : « Je ne comprends pas comment elle a pu l’épouser. Verse-moi un autre verre, un double, j’en ai besoin. Je vais baisser le feu, le dîner attendra. »
Nous prîmes tous les deux un double, puis un autre, et nous dînâmes vers onze heures. Joan se mit à pleurnicher quand j’insistai pour rentrer à la maison, vers trois heures. Elle me dit que j’étais un lâcheur et j’approuvai ; elle me dit que les choses auraient pu être tellement différentes si je n’avais pas absolument voulu entrer dans l’armée et, une fois de plus, j’approuvai. Elle me dit de sortir par la porte de derrière, de ne pas allumer de lumière, qu’elle ne voulait jamais me revoir et que Jim devait aller à Sausalito le dix-sept suivant.
Le lendemain, je pris un avion pour Los Angeles.
Mais comprenez-moi bien : je ne reproche rien à Joan. J’aime bien Joan. Je la respecte et lui serai toujours reconnaissant. Elle est belle. Avec quelques autres avantages précoces, – si elle avait été sur Névia, disons, – elle aurait été sensas ! C’est quand même une bonne fille, telle qu’elle est. Sa maison était propre, ses bébés étaient propres, en bonne santé et elle s’en occupait bien. Elle est généreuse, sensible et a bon caractère.
Je ne me sens pas non plus coupable. Si un homme a quelque considération pour les sentiments d’une fille, il y a une chose qu’il ne peut lui refuser : un petit revenez-y quand elle en a envie. Je ne prétends d’ailleurs pas que je ne l’ai pas désirée, moi aussi.
Mais je me suis senti mal à l’aise pendant tout le trajet jusqu’à Los Angeles. Pas au sujet de son mari, il n’était au courant de rien. Pas au sujet de Joanie, elle ne se laissait pas emballer et ne devait pas éprouver le moindre remords. Joanie est une bonne fille et avait fait un agréable compromis entre sa nature et une société impossible.
J’étais cependant mal à l’aise.
Un homme ne devrait jamais critiquer la plus féminine qualité d’une femme. Il faut que je fasse bien comprendre que la petite Joanie était tout aussi douce et tout aussi généreuse que la Joanie qui, plus jeune, m’avait envoyé à l’armée. C’était moi le coupable : j’avais changé.
Mes reproches s’adressent à une culture dans son ensemble, pas le moins du monde aux individus. Permettez-moi plutôt de citer ce grand spécialiste des cultures comparées qu’est le Dr Rufo.
« Oscar, quand vous rentrerez chez vous, n’espérez pas trop de vos compatriotes féminins. Vous serez certainement déçu et il ne faudra pas le leur reprocher, à ces pauvres chéries. Les femmes américaines, qui ont été sexuellement conditionnées, compensent obligatoirement par des rites leur frustration sexuelle… et chacune d’elles est certaine qu’elle connaît « intuitivement » le bon rituel pour conjurer le cadavre. Elle sait, et personne ne peut lui dire le contraire, surtout pas l’homme qui a la malchance de partager son lit. Alors, n’essayez pas. Ou vous la rendrez furieuse, ou vous la désespérerez. Vous vous attaqueriez à la plus sacrée de toutes les vaches sacrées : au mythe selon lequel la femme connaît tout du sexe, tout simplement parce qu’elle est femme. »
Rufo, avait froncé les sourcils. « La femme américaine-type est certaine d’être un génie en tant que couturière, décoratrice, cuisinière, et, toujours, en tant que courtisane. Elle se trompe en général pour ces quatre qualités. Mais n’essayez surtout pas de le lui dire. »
Il avait ajouté : « Sauf si vous pouvez en attraper une qui n’ait pas dépassé douze ans, et que vous puissiez l’isoler, surtout de sa mère, et ce sera peut-être même trop tard. Mais comprenez-moi bien, toute médaille a son revers d’ailleurs. Les mâles américains sont aussi convaincus d’être de grands guerriers, de grands hommes d’état, et de grands amants. Et l’expérience prouve qu’ils se trompent tout autant que leurs femmes. Plus peut-être. Pour parler historico-culturellement, il y a de fortes preuves que l’Américain mâle, plus encore que la femelle, a, dans votre pays, tué le sexe. »
— « Que puis-je y faire ? »
— « Allez de temps à autre en France. Les Françaises sont presque aussi ignorantes et presque aussi vaniteuses mais sont souvent capables d’apprendre. »
Quand mon avion atterrit, je chassai ce sujet de mon esprit car j’avais l’intention de vivre un certain temps en anachorète. J’ai appris dans l’armée qu’il est plus facile de supporter la privation sexuelle que la faim ; j’avais donc fait des projets très sérieux.
J’avais décidé d’être le type sérieux, carré que je suis naturellement, de travailler dur et d’avoir un but dans la vie. J’aurais pu profiter des comptes en banque que j’avais en Suisse pour faire le play-boy. Malheureusement, j’avais déjà été un play-boy, et cela ne m’avait pas convenu.
J’avais connu la plus grande ribotte de toute l’Histoire, une ribotte que je n’aurais pas crue possible si je n’avais pas ramassé un tel butin. Il était maintenant temps de dételer et de rejoindre l’association des Héros-Anonymes. C’est très bien d’être un héros, mais un héros à la retraite… c’est d’abord ennuyeux, puis ensuite cela devient misérable.
J’ai commencé par Caltech. Je pouvais maintenant m’offrir ce qu’il y avait de mieux et le seul rival de Caltech c’est l’endroit où ils ont essayé de mettre le sexe totalement hors la loi. J’avais assez vu ce triste cimetière, en 1942-1945.
Le doyen des admissions ne se montra pas très encourageant : « Mr. Gordon, vous savez que nous en refusons plus que nous n’en acceptons ? Ce n’est pas que nous n’accordions pas vraiment foi à vos états de service. Il n’y a rien à dire sur vos études précédentes, – et nous aimons donner leur chance aux anciens combattants, – mais cette école a un niveau très élevé. Autre chose, vous ne trouverez pas la vie bon marché à Pasadena. » Je lui dis que je serais heureux d’être à la place que je méritais, puis je lui montrai un relevé de mon compte en banque (d’un seul) et lui offris de lui faire un chèque pour couvrir les droits d’une année. Il ne voulut pas le prendre mais il s’adoucit. Je partis en ayant l’impression que l’on pourrait trouver une place pour E.C. « Oscar » Gordon.