J’allai en ville et je commençai les formalités pour devenir légalement « Oscar » au lieu d’« Evelyn Cyril ». Puis je cherchai une situation.
J’en trouvai une à Valley, comme jeune dessinateur d’un service ou d’une subdivision d’une corporation qui fabriquait des pneus, des machines alimentaires et d’autres objets, y compris, dans mon service, des fusées. Cela faisait partie du plan de réhabilitation Gordon. Quelques mois derrière une planche à dessin me remettraient dans le bain et j’avais en outre l’intention de suivre des cours du soir pour me perfectionner. Je trouvai un appartement meublé à Sawtelle et achetai une Ford d’occasion pour mes déplacements.
À ce moment, je me sentis enfin libéré ; « Seigneur Héros » était bien enterré. Tout ce qui en restait, c’était Dame Vivamus qui était pendue au-dessus de la télévision. Mais je la prenais de temps en temps en main, et j’avais alors des frissons. Je me décidai donc à trouver une « salle d’armes[68] » et à m’inscrire à un club. J’avais aussi trouvé un club de tir à l’arc dans la Vallée, et il devait bien y avoir quelque endroit où, le dimanche, les membres de l’American Rifle Association pouvaient faire du tir. Il ne fallait quand même pas m’abandonner à l’inertie…
Entre-temps, j’avais laissé mon argent en Suisse. Il était payable en or, pas en monnaie de singe, et si je le laissais fructifier, je pouvais gagner beaucoup plus grâce à l’inflation, plutôt que par des investissements. Un jour ce serait un capital, quand je monterais ma propre affaire.
C’était cela que j’avais en vue, devenir patron. Un esclave salarié, même si on le dit entre parenthèses, quand l’Oncle Sam lui prend plus de la moitié de ce qu’il gagne, est toujours un esclave. Mais j’avais appris de Sa Sagesse qu’un patron doit subir un entraînement ; je ne pouvais pas m’acheter un poste de « patron » avec de l’or.
Alors, je me suis établi. Mon changement de nom fut légalisé ; Caltech admit que je vise plus loin et que j’aille à Pasadena… et je reçus du courrier.
Ma mère l’avait envoyé à ma tante qui l’avait fait suivre à la première adresse d’hôtel que j’avais donnée, d’où il parvenait chez moi. Certaines des lettres avaient été mises à la poste aux États-Unis, plus d’un an auparavant, puis envoyées en Indochine, puis en Allemagne, puis en Alaska, puis encore ailleurs avant que je puisse les lire à Sawtelle.
Une d’elles m’offrait encore des possibilités d’investissements ; cette fois, je devais toucher 10 pour cent de plus. Une autre venait de mon entraîneur du collège, il me disait que l’on voulait commencer la saison par un coup d’éclat, est-ce que 250 dollars par mois me feraient changer ma décision ? Je n’avais qu’à téléphoner à ce numéro. Je déchirai la lettre.
La suivante provenait du Ministère des Anciens Combattants, elle était datée de quelques jours après ma libération, et me disait qu’il résultait du procès Barton contre le Gouvernement des États-Unis, et d’autres similaires, qu’il avait été reconnu que j’étais légalement « orphelin de guerre » et avais donc droit à 110 dollars par mois pour frais de scolarité jusqu’à l’âge de vingt-trois ans.
J’en ris à me faire mal.
Après quelques prospectus, je lus une lettre qui m’était écrite par un député. Il avait l’honneur de m’informer que, avec l’aide de la Fédération des Anciens Combattants sur les Théâtres d’Opérations Extérieurs, il avait fait proposer toute une série de décrets pour réparer les injustices provenant de la mauvaise qualification d’« orphelins de guerre », que les décrets avaient été publiés et qu’il était heureux de m’informer que celui qui me concernait me permettait, jusqu’à mon vingt-septième anniversaire, de compléter mon éducation étant donné que mon vingt-troisième anniversaire avait eu lieu avant que l’erreur ait été rectifiée. Je vous prie d’agréer, monsieur, etc.
Je ne pus même pas rire. Je pensais à toutes les saletés que j’aurais mangées ; je pensais à l’été au cours duquel j’avais été incorporé ; si j’avais été certain de toucher 110 dollars par mois ! J’écrivis une lettre de remerciements au député, du mieux que je pus.
Le pli suivant ressemblait à un prospectus. Il provenait de l’Hospitals’Trust, Ltd ; ce devait être un appel de fonds ou un formulaire d’assurance, mais je ne comprenais pas pourquoi, à Dublin, quelqu’un avait bien pu me mettre sur une liste de donateurs.
L’Hospitals’Trust me demandait si je possédais un billet des Irish Hospitals’ Sweepstakes, numéro… et si j’avais le reçu officiel ? Ce billet avait été vendu à J.L. Weatherby, Esq. Son numéro avait été tiré lors du deuxième tirage ; c’était un numéro attribué au cheval gagnant. J.L. Weatherby en avait été avisé ; il avait informé l’Hospitals’Trust, Ltd. qu’il avait disposé de ce billet en faveur de E.C. Gordon ; quand il avait eu le reçu officiel, il l’avait fait suivre à telle adresse.
Étais-je le « E.C. Gordon », avais-je le billet et le reçu ? H.T., Ltd. aimerait que je réponde rapidement.
Dans la dernière lettre se trouvait un mot qui m’avait été réexpédié par la poste militaire : c’était un reçu du Sweepstake irlandais avec un mot, Voici qui devrait m’apprendre à ne pas jouer au poker. J’espère que vous gagnerez quelque chose – J. WEATHERBY. Et l’endos datait de plus d’un an.
Je le considérai longuement, puis allai fouiller dans les papiers que j’avais emportés avec moi entre différents Univers. Je trouvai le billet en question. Il était tout taché de sang mais le numéro était parfaitement lisible.
Je regardai de nouveau la lettre : le second tirage…
J’examinai, encore une fois, mes billets en pleine lumière. Les autres étaient des imitations. Quant à ce billet-ci, et ce reçu, la gravure en était nette comme celle d’un billet de banque. Je ne sais pas où Weatherby avait acheté ce billet mais il ne l’avait certainement pas acheté au voleur qui m’avait vendu le mien.
Un second tirage… je ne savais pas qu’il y en avait plus d’un. Le fait est que les tirages dépendent du nombre de billets vendus, par tranches de 120.000 livres sterlings. Et je n’avais vu que les résultats du premier tirage.
Weatherby avait expédié le reçu aux bons soins de ma mère, à Wiesbaden, et il devait être à Elmendorf quand je me trouvais, moi, à Nice, puis il avait dû se promener à Nice, pour retourner à Elmendorf puisque Rufo avait laissé une adresse où faire suivre mon courrier aux bons soins de l’American Express ; Rufo savait tout ce qui me concernait et avait naturellement pris toutes les mesures nécessaires pour dissimuler ma disparition.
Ce matin-là, il y avait plus d’un an, quand j’étais assis à la terrasse d’un café, à Nice, j’avais au courrier le reçu d’un billet gagnant, et le billet avec moi. Si j’avais poursuivi la lecture du Herald-Tribune au-delà des annonces « Personnelles », j’aurais vu les résultats du second tirage et je n’aurais jamais répondu à l’annonce.
J’aurais encaissé 140.000 dollars et je n’aurais jamais revu Star…
Pourtant, Sa Sagesse se serait-elle laissée contrarier ?
Aurais-je refusé de suivre mon « Hélène de Troie » pour la seule raison que j’avais de l’argent plein les poches ?