— « Oui ? »
— « Refaites-le, et faites-le bien, » me dit-il en me rendant le dessin.
Je lui expliquai le perfectionnement, ajoutant que mon dessin était bien meilleur…
Il m’interrompit : « Nous ne désirons pas que ce soit mieux fait, nous voulons que ce soit fait selon nos méthodes à nous. »
— « C’est votre droit, » avouai-je, en partant.
Mon appartement me semblait étranger, à ce moment où j’aurais dû travailler. Je me mis à étudier la résistance des matériaux, puis mis le livre de côté. Je me levai et regardai Dame Vivamus.
« Dum Vivimus, Vivamus ! » En sifflotant, je bouclai mon ceinturon, je dégainai et je sentis un frisson dans le poignet.
Je remis l’épée au fourreau, pris un certain nombre de choses, surtout de l’argent et des chèques de voyage, et je sortis. Je n’allais nulle part ; je sortais, tout simplement.
Je marchais depuis déjà une vingtaine de minutes quand une voiture de patrouille m’arrêta et on m’emmena au commissariat.
Pourquoi portais-je cela ? J’expliquai que les gentilshommes portaient des épées.
Si je voulais bien leur dire à quelle société de cinéma j’appartenais, un simple coup de téléphone éclaircirait l’affaire. Ou bien était-ce pour la télévision ? La police était toujours prête à faciliter les tournages mais elle aimait bien être avertie.
Avais-je un permis pour porter des armes dissimulées ? Je répondis que je ne dissimulais rien. Ils me dirent que si, à cause du fourreau. J’invoquai la Constitution, et on me répondit que la Constitution, Diable ! n’avait certainement pas prévu que les gens pourraient se promener dans les rues avec des couteaux de cette taille. Un flic souffla même à l’oreille du sergent : « Voici ce que nous avons pris sur lui, sergent. La lame a plus de…» Je crois qu’il parla de trois pouces. Nous nous bagarrâmes quand ils essayèrent de me prendre Dame Vivamus. Pour finir, je fus enfermé, ainsi que l’épée et tout.
Deux heures plus tard mon avocat obtint le changement d’inculpation en « Conduite incorrecte » et je fus relâché, avec un gentil petit discours.
Je payai mon avocat, le remerciai, pris un taxi jusqu’à l’aérodrome, et grimpai dans un avion pour San Francisco. À l’aéroport, j’achetai un grand sac où je pus mettre Dame Vivamus en diagonale.
Ce soir-là, à San Francisco, je suis allé à une partie. J’avais rencontré le type dans un bar ; je lui avais offert un verre, il m’en avait offert un autre, je lui avais offert à dîner et nous avions acheté un gallon de vin[69], puis nous étions allés à cette réunion. Je lui avais expliqué que cela n’offrait aucun intérêt d’aller apprendre dans les écoles alors qu’il y avait une bien meilleure manière de le faire. C’était aussi idiot que si on apprenait aux Indiens à chasser les buffles alors que les buffles sont dans les zoos ! C’était de l’a-culture, rien de moins !
Charlie me dit qu’il était tout à fait de mon avis et que ses amis seraient heureux de me rencontrer. Alors, nous y allâmes, je payai le chauffeur pour qu’il m’attende, mais emmenai mes bagages à l’intérieur.
Les amis de Charlie ne voulurent pas entendre mes théories mais le vin fut le bienvenu ; je m’assis par terre et je les écoutai chanter du « Folk ». Les hommes portaient la barbe et ne se coupaient pas les cheveux. Heureusement qu’ils portaient la barbe, cela permettait de les différencier des filles. Un barbu se leva et récita un poème. Ce bon vieux Jocko, quand il était complètement ivre, aurait pu faire bien mieux, mais je gardai cette réflexion pour moi.
Cela ne ressemblait pas du tout à une réception sur Névia, ni à celles que j’avais connues à Centre, sauf sur un point : on me fit des propositions. J’aurais bien été tenté d’accepter si la fille n’avait pas porté des sandales. Elle avait les orteils sales. Je pensai à Zhai-ee-van et à sa douce fourrure soyeuse, bien propre ; je remerciai donc la fille, lui disant que j’avais fait un vœu.
Le barbu qui avait récité un poème s’approcha de moi et me demanda : « Homme, comment as-tu fait pour attraper cette cicatrice ? »
Je lui répondis que cela s’était passé en Indochine. Il me regarda avec dégoût : « Mercenaire ! »
— « Non, pas toujours, » lui dis-je. « Il m’arrive parfois de me battre gratuitement. Comme maintenant. » Je l’envoyai bouler contre le mur, je récupérai mes bagages et partis pour l’aérodrome… Puis Seattle et Anchorage, en Alaska, et je débarquai à Elmendorf AFB, propre, dégrisé, avec Dame Vivamus déguisée en canne à pêche.
Maman fut heureuse de me revoir et les enfants parurent contents : je leur avais acheté des cadeaux à Seattle, entre deux avions. Mon beau-père et moi tombâmes dans les bras l’un de l’autre.
Je fis quelque chose d’important en Alaska ; j’allai jusqu’à Point Barrow. Là, je trouvai en partie ce que je recherchais : pas de pression, pas de sueur, pas trop de gens. On regarde l’étendue glacée et on sait que seul le pôle Nord est dans cette direction ; il n’y a que quelques esquimaux et encore moins d’hommes blancs. Les esquimaux sont tout aussi agréables qu’on les a décrits : leurs bébés ne pleurent jamais, les adultes ne sont jamais de mauvaise humeur, il n’y a que les chiens éparpillés entre les huttes qui ont mauvais caractère.
Mais les esquimaux sont malheureusement « civilisés » maintenant ; les vieilles coutumes se perdent. On peut maintenant se procurer un chocolat malté même à Barrow, et il y a tous les jours des avions qui volent dans un ciel qui, demain, sera peut-être traversé par des fusées.
Pourtant, ils continuent à chasser le phoque dans les champs de glace ; le village fait bombance quand on attrape une baleine, il meurt à moitié de faim quand on n’en attrape pas. Ils ne regardent jamais l’heure et ne semblent jamais troublés par quoi que ce soit : quand on demande son âge à quelqu’un, il vous répond : « Je suis assez vieux. » Cela me fait penser à ce bon vieux Rufo. Au lieu de dire au revoir, ils disent : « À une autre fois ! » sans préciser quand on se rencontrera de nouveau.
Ils me permirent de danser avec eux. On doit porter des gants (dans leur genre, ils sont aussi formalistes que le Doral) et on s’agite en chantant sur un accompagnement de tambours. Je me mis à pleurer. Sans savoir pourquoi. La danse mimait l’aventure d’un vieil homme qui n’avait pas de femme et qui voyait un phoque…
Je leur dis : « À une autre fois ! » et je retournai à Anchorage, puis de là à Copenhague. De 30.000 pieds le Pôle Nord ressemble à une prairie couverte de neige, si l’on excepte des lignes noires qui sont de l’eau. Je n’avais jamais pensé que je verrais le Pôle Nord.
De Copenhague, je me rendis à Stockholm. Marjatta n’était pas chez ses parents mais n’habitait qu’à un pâté de maisons de là. Elle me prépara un repas suédois, et son mari était un brave type. De Stockholm, je téléphonai une annonce personnelle à l’édition européenne du Herald-Tribune, puis je partis pour Paris.
Je fis paraître l’annonce tous les jours et allai installer mes quartiers à la terrasse des Deux-Magots, je fis grimper la pile de soucoupes et j’essayai de ne pas me faire de bile. Je regardais passer les petites demoiselles et pensais à ce que je pourrais faire.
Si on voulait s’installer pour une quarantaine d’années à peu près, est-ce que Névia ne serait pas un joli endroit ? Bien sûr, il y a les dragons. Mais il n’y a pas de mouches, ni de moustiques, ni de brouillard. Il n’y a pas de problèmes de stationnement, et pas d’échangeurs de circulation qui ressemblent à des diagrammes de chirurgie abdominale. Nulle part il n’y a de feu de circulation.