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J’avais eu une occasion, oui, pendant dix minutes, hier après-midi. Hélène de Troie, quel que soit son vrai nom. Et je m’en étais rendu compte… et je l’avais laissée échapper.

Une chance, peut-être la seule.

Le train entrait en gare de Nice.

Au bureau de l’American Express je me rendis au service bancaire, allai à mon coffre, pris le billet et en comparai le numéro avec celui du journal : XDY 34555. Oui ! Afin de me calmer, j’entrepris de vérifier les autres billets mais ce n’était plus que du papier sans valeur, comme je l’avais prévu. Je les remis dans le coffre et demandai à voir le directeur.

J’avais un problème d’argent et il ne faut pas oublier que l’American Express est une banque, pas seulement une agence de voyage. Je fus conduit dans le bureau du directeur et nous nous fîmes mutuellement nos présentations. « J’ai besoin d’un conseil, » dis-je. « Voyez-vous, je détiens un billet gagnant du Sweepstake. »

Il grimaça un sourire : « Félicitations ! Vous êtes la première personne qui, depuis longtemps, vient ici avec une bonne nouvelle au lieu de se plaindre. »

— « Merci. Mais voilà mon problème. Je sais qu’un billet attribué à un cheval a une grosse valeur jusqu’au moment de la course. La valeur dépend naturellement du cheval. »

— « C’est normal, » approuva-t-il. « Quel cheval avez-vous ? »

— « Un assez bon, Lucky Star… et c’est bien là que le problème se complique. Si j’avais tiré Bombe H ou l’un des trois favoris… Vous comprenez ? Je ne sais pas si je dois le garder ou le vendre, parce que je ne connais pas ses chances. Pouvez-vous savoir ce que l’on offre pour Lucky Star ? »

Il se croisa les mains avant de répondre.

— « Mr. Gordon, l’American Express ne donne pas de tuyaux pour les courses de chevaux, pas plus que nous ne nous chargeons de revendre les billets de Sweepstake. Cependant… avez-vous le billet sur vous ? »

Je le sortis et le lui tendis. Il avait traversé une partie de poker et était taché de sueur et tout froissé. Mais on ne pouvait se tromper sur le numéro.

Il le regarda : « Avez-vous le reçu ? »

— « Pas avec moi. » Et je lui expliquai que j’avais donné l’adresse de mon beau-père, que mon courrier avait dû aller se promener en Alaska. Il m’interrompit : « C’est parfait. » Il appuya sur un bouton : « Alice, voulez-vous demander à M’sieur Renault de venir un instant ? »

Je me demandais si tout était vraiment parfait. J’avais pris la précaution de noter les adresses des possesseurs originaux des billets et chacun d’eux m’avait promis de m’envoyer son reçu dès qu’il l’aurait… mais je n’en avais reçu aucun. Peut-être en Alaska… J’avais vérifié ce billet pendant que j’étais dans la salle des coffres ; il avait été acheté par un sergent qui était maintenant à Stuttgart. Peut-être aurais-je à lui payer quelque chose, à moins que je ne sois obligé de lui casser un bras.

Mr. Renault ressemblait à un vieux maître d’école. « M’sieur Renault est notre expert, pour ces sortes de choses, » m’expliqua le directeur. « Pouvez-vous lui permettre d’examiner votre billet, je vous prie ? »

Le Français le regarda, haussa les sourcils, prit dans sa poche une loupe de bijoutier, qu’il se vissa à l’œil. « Excellent ! » dit-il d’un ton convaincu. « C’est un des meilleurs. Hong-Kong, sans doute ? »

— « Je l’ai acheté à Singapour. »

Il m’approuva et sourit : « C’est tout près. »

Le directeur ne souriait pas. Il ouvrit un tiroir de son bureau et prit un autre billet de Sweepstake et me le tendit : « Mr. Gordon, j’ai acheté celui-ci à Monte-Carlo. Voulez-vous comparer ? »

Ils me paraissaient semblables, sauf naturellement les numéros et le fait que le sien était propre et non froissé. « Que dois-je donc regarder ? »

— « Peut-être verrez-vous mieux avec ça. » Il me tendit une grosse loupe.

Les billets de Sweepstake sont imprimés sur un papier spécial ; ils portent un portrait gravé et sont de plusieurs couleurs. Ils sont mieux gravés et mieux imprimés que les billets de banque de nombreux pays.

Il y avait longtemps que j’avais appris que l’on peut, rien qu’en le regardant, changer un billet de deux dollars en un billet de un dollar. Je lui rendis son billet : « Le mien est faux. »

— « Ce n’est pas moi qui l’ai dit, Mr. Gordon. Je vous conseille de prendre un autre avis. Allez donc à la Banque de France. »

— « Mais je peux le voir. Les hachures ne sont pas aussi précises, aussi nettes, sur le mien. À certains endroits, elles sont coupées. Sous la loupe, la gravure et l’impression sont floues. » Je me retournai. « Correct, M’sieur Renault ? »

L’expert m’adressa un sourire de condoléances :

— « Dans son genre, c’est quand même du beau travail. »

Je les remerciai et sortis. Je vérifiai à la Banque de France, non parce que je doutais du verdict mais parce que l’on n’accepte pas de se faire couper une jambe, pas plus que de perdre 140.000 dollars, sans un deuxième avis. L’expert ne prit même pas de loupe : « Contrefait[16] », annonça-t-il, « aucune valeur ! »

Il m’était impossible de retourner à l’île du Levant le soir même. Je suis donc allé dîner et, ensuite, j’ai pris le chemin de mon ancienne logeuse. Mon placard à balais était vide et elle me permit de l’occuper pour la nuit. Je ne demeurai pas longtemps éveillé.

Je n’étais pas aussi déprimé que je l’aurais pensé. Je me sentais détendu, presque soulagé. J’avais eu un moment la magnifique impression d’être riche, – et j’avais subi les conséquences, les inconvénients de la richesse, – et ces deux sensations étaient intéressantes mais je ne désirais pas les éprouver de nouveau, pas tout de suite, du moins.

Maintenant, je n’avais plus de soucis. La seule chose qui me restait à régler, était la date de mon retour à la maison et, avec la vie qui sur l’île était si bon marché, il n’y avait rien de pressé. La seule chose qui me turlupinait était que ce voyage-éclair à Nice pouvait bien m’avoir fait manquer cette demoiselle « Hélène de Troie », cette grande blonde ! si grande… si belle… si majestueuse[17] ! Je m’endormis en pensant à elle.

J’avais l’intention de prendre le premier train et le premier bateau. Mais j’avais dépensé presque tout mon argent la veille et il fallait que j’aille en reprendre à l’American Express. En outre, je n’avais pas demandé si j’avais du courrier. Je n’en attendais pas, sauf de ma mère et peut-être de ma tante, les seuls amis intimes que j’avais eus à l’armée ayant été tués six mois auparavant. Mais rien ne m’empêchait de prendre mon courrier pendant que j’attendais mon argent.

Je m’invitai à un plantureux déjeuner. Les Français pensent qu’un homme est capable de tenir le coup toute une matinée avec seulement de la chicorée, du lait et un croissant, et c’est peut-être ce qui explique leur instabilité. Je m’arrêtai à un café près d’un grand kiosque à journaux, le seul de tout Nice où l’on pouvait trouver The Stars and Stripes et où le Herald Tribune était en vente dès sa parution. J’ai commandé un melon, un café complet POUR DEUX, et une omelette aux fines herbes[18] ; puis je me suis installé pour jouir de la vie.

Quand le Herald Tribune arriva, il vint me distraire de mes plaisirs de Sybarite. Les gros titres étaient plus inquiétants que jamais et cela me rappela que j’avais encore à compter avec le monde : je ne pouvais pas éternellement rester à l’île du Levant.

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16

En français dans le texte. (N.D.T)

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17

En français dans le texte. (N.D.T)

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18

En français dans le texte. (N.D.T)