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— Et depuis, j’attends… Je me demande ce qu’ils ont l’intention de faire de moi… Ils ne peuvent quand même pas me jeter dehors.

— Vous habitez où ?

— Dans les anciennes écuries. Le grand-père de Freddie les avait fait aménager.

Il m’observait, la pipe serrée entre les dents.

— Et vous ? Racontez-moi comment vous avez connu Freddie en Amérique.

— Oh… C’est une longue histoire…

— Vous ne voulez pas que nous marchions un peu ? Je vais vous montrer le parc de ce côté-là.

— Volontiers.

Il ouvrit une porte-fenêtre et nous descendîmes quelques marches de pierre. Nous nous trouvions devant une pelouse comme celle que j’avais tenté de traverser pour atteindre le château, mais ici, les herbes étaient beaucoup moins hautes. À mon grand étonnement, l’arrière du château ne correspondait pas du tout à la façade : il était construit de pierres grises. Le toit non plus n’était pas le même : de ce côté-ci, il se compliquait de pans coupés et de pignons, si bien que cette demeure qui offrait, à première vue, l’aspect d’un château Louis XIII, ressemblait de dos à ces maisons balnéaires de la fin du XIXe siècle, dont il subsiste encore quelques rares spécimens à Biarritz.

— J’essaie d’entretenir un peu tout ce côté du parc, me dit-il. Mais c’est difficile pour un homme seul.

Nous suivions une allée de graviers qui longeait la pelouse. Sur notre gauche, des buissons, à hauteur d’homme, étaient soigneusement taillés. Il me les désigna :

— Le labyrinthe. Il a été planté par le grand-père de Freddie. Je m’en occupe le mieux que je peux. Il faut bien qu’il y ait quelque chose qui reste comme avant.

Nous pénétrâmes dans le « labyrinthe » par une de ses entrées latérales et nous nous baissâmes, à cause de la voûte de verdure. Plusieurs allées s’entrecroisaient, il y avait des carrefours, des ronds-points, des virages circulaires ou en angle droit, des culs-de-sac, une charmille avec un banc de bois vert… Enfant, j’avais dû faire ici des parties de cache-cache en compagnie de mon grand-père ou d’amis de mon âge et au milieu de ce dédale magique qui sentait le troène et le pin, j’avais sans doute connu les plus beaux moments de ma vie. Quand nous sortîmes du labyrinthe, je ne pus m’empêcher de dire à mon guide :

— C’est drôle… Ce labyrinthe me rappelle quelque chose…

Mais il semblait ne m’avoir pas entendu.

Au bord de la pelouse, un vieux portique rouillé auquel étaient accrochées deux balançoires.

— Vous permettez…

Il s’assit sur l’une des balançoires et ralluma sa pipe. Je pris place sur l’autre. Le soleil se couchait et enveloppait d’une lumière tendre et orangée la pelouse et les buissons du labyrinthe. Et la pierre grise du château était mouchetée de cette même lumière.

Je choisis ce moment pour lui tendre la photo de Gay Orlow, du vieux Giorgiadzé et de moi.

— Vous connaissez ces gens ?

Il observa longuement la photo, sans ôter la pipe de sa bouche.

— Celle-là, je l’ai bien connue…

Il appuyait son index au-dessous du visage de Gay Orlow.

— La Russe…

Il le disait d’un ton rêveur et amusé.

— Vous pensez si je la connaissais, la Russe…

Il éclata d’un rire bref.

— Freddie est souvent venu ici avec elle, les dernières années… Une sacrée fille… Une blonde… Je peux vous dire qu’elle buvait sec… Vous la connaissez ?

— Oui, dis-je. Je l’ai vue avec Freddie en Amérique.

— Il avait connu la Russe en Amérique, hein ?

— Oui.

— C’est elle qui pourrait vous dire où se trouve Freddie en ce moment… Il faudrait le lui demander…

— Et ce type brun, là, à côté de la Russe ?

Il se pencha un peu plus sur la photo et la scruta. Mon cœur battait fort.

— Mais oui… Je l’ai connu aussi… Attendez… Mais oui… C’était un ami de Freddie… Il venait ici avec Freddie, la Russe et une autre fille… Je crois que c’était un Américain du Sud ou quelque chose comme ça…

— Vous ne trouvez pas qu’il me ressemble ?

— Oui… Pourquoi pas ? me dit-il sans conviction.

Voilà, c’était clair, je ne m’appelais pas Freddie Howard de Luz. J’ai regardé la pelouse aux herbes hautes dont seule la lisière recevait encore les rayons du soleil couchant. Je ne m’étais jamais promené le long de cette pelouse, au bras d’une grand-mère américaine. Je n’avais jamais joué, enfant, dans le « labyrinthe ». Ce portique rouillé, avec ses balançoires, n’avait pas été dressé pour moi. Dommage.

— Vous dites : Américain du Sud ?

— Oui… Mais il parlait le français comme vous et moi…

— Et vous l’avez vu souvent ici ?

— Plusieurs fois.

— Comment saviez-vous qu’il était américain du Sud ?

— Parce qu’un jour, j’ai été le chercher en voiture à Paris pour le ramener ici. Il m’avait donné rendez-vous là où il travaillait… Dans une ambassade d’Amérique du Sud…

— Quelle ambassade ?

— Alors, là, vous m’en demandez trop…

Il fallait que je m’habituasse à ce changement. Je n’étais plus le rejeton d’une famille dont le nom figurait sur quelques vieux Bottins mondains, et même l’annuaire de l’année, mais un Américain du Sud dont il serait infiniment plus difficile de retrouver les traces.

— Je crois que c’était un ami d’enfance de Freddie…

— Il venait ici avec une femme ?

— Oui. Deux ou trois fois. Une Française. Ils venaient tous les quatre avec la Russe et Freddie… Après la mort de la grand-mère…

Il s’est levé.

— Vous ne voulez pas que nous rentrions ? Il commence à faire froid…

La nuit était presque tombée et nous nous sommes retrouvés dans la « salle à manger d’été ».

— C’était la pièce préférée de Freddie… Le soir, ils restaient là très tard avec la Russe, l’Américain du Sud et l’autre fille…

Le divan n’était plus qu’une tache tendre et sur le plafond, des ombres se découpaient en forme de treillages et de losanges. J’essayais vainement de capter les échos de nos anciennes soirées.

— Ils avaient installé un billard ici… C’était surtout la petite amie de l’Américain du Sud qui jouait au billard… Elle gagnait à chaque fois… Je peux vous le dire parce que j’ai fait plusieurs parties avec elle… Tenez, le billard est toujours là…

Il m’entraîna dans un couloir obscur, alluma une lampe de poche et nous débouchâmes sur un hall dallé d’où partait un escalier monumental.

— L’entrée principale…

Sous le départ de l’escalier, je remarquai en effet un billard. Il l’éclaira avec sa lampe. Une boule blanche, au milieu, comme si la partie avait été interrompue et qu’elle allait reprendre d’un instant à l’autre. Et que Gay Orlow, ou moi, ou Freddie, ou cette mystérieuse Française qui m’accompagnait ici, ou Bob, se penchait déjà pour viser.

— Vous voyez le billard est toujours là…

Il balaya de sa lampe l’escalier monumental.

— Ça ne sert à rien de monter aux étages… Ils ont tout foutu sous scellés…

J’ai pensé que Freddie avait une chambre là-haut. Une chambre d’enfant puis une chambre de jeune homme avec des étagères de livres, des photos collées aux murs, et – qui sait ? – sur l’une d’elles, nous étions tous les quatre, ou tous les deux Freddie et moi, bras dessus, bras dessous. Il s’appuya contre le billard pour rallumer sa pipe. Moi, je ne pouvais m’empêcher de contempler ce grand escalier qu’il ne servait à rien de gravir puisque là-haut, tout était « sous scellés ».

Nous sortîmes par la petite porte latérale qu’il referma en deux tours de clé. Il faisait noir.