— J’ai l’impression que vous avez changé de couleur de cheveux, risquai-je.
— Mais non… j’ai eu les cheveux blancs à vingt-cinq ans… J’ai préféré les garder de cette couleur…
Hormis la banquette de velours, il n’y avait pas beaucoup de meubles. Une table rectangulaire contre le mur opposé. Un vieux mannequin entre les deux fenêtres, le torse recouvert d’un tissu beige sale et dont la présence insolite évoquait un atelier de couture. D’ailleurs, je remarquai, dans un coin de la pièce, posée sur une table, une machine à coudre.
— Vous reconnaissez l’appartement ? me demanda-t-elle. Vous voyez… J’ai gardé des choses…
Elle eut un mouvement du bras en direction du mannequin de couturier.
— C’est Denise qui a laissé tout ça…
Denise ?
— En effet, dis-je, ça n’a pas beaucoup changé…
— Et Denise ? me demanda-t-elle avec impatience. Qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Eh bien, dis-je, je ne l’ai pas revue depuis longtemps…
— Ah bon…
Elle eut un air déçu et hocha la tête comme si elle comprenait qu’il ne fallait plus parler de cette « Denise ». Par discrétion.
— Au fond, lui dis-je, vous connaissiez Denise depuis longtemps ?…
— Oui… Je l’ai connue par Léon…
— Léon ?
— Léon Van Allen.
— Mais bien sûr, dis-je, impressionné par le ton qu’elle avait pris, presque un ton de reproche quand le prénom « Léon » n’avait pas évoqué immédiatement pour moi ce « Léon Van Allen ».
— Qu’est-ce qu’il devient, Léon Van Allen ? demandai-je.
— Oh… ça fait deux ou trois ans que je n’ai plus de nouvelles de lui… Il était parti en Guyane hollandaise, à Paramaribo… Il avait créé un cours de danse, là-bas…
— De danse ?
— Oui. Avant de travailler dans la couture, Léon avait fait de la danse… Vous ne le saviez pas ?
— Si, si. Mais j’avais oublié.
Elle se rejeta en arrière pour appuyer son dos au mur et renoua la ceinture de sa robe de chambre.
— Et vous, qu’est-ce que vous êtes devenu ?
— Oh, moi ?… rien…
— Vous ne travaillez plus à la légation de la république Dominicaine ?
— Non.
— Vous vous rappelez quand vous m’avez proposé de me faire un passeport dominicain… ? Vous disiez que dans la vie, il fallait prendre ses précautions et avoir toujours plusieurs passeports…
Ce souvenir l’amusait. Elle a eu un rire bref.
— Quand avez-vous eu des nouvelles de… Denise pour la dernière fois ? lui ai-je demandé.
— Vous êtes parti à Megève avec elle et elle m’a envoyé un mot de là-bas. Et depuis, plus rien.
Elle me fixait d’un regard interrogatif mais n’osait pas, sans doute, me poser une question directe. Qui était cette Denise ? Avait-elle joué un rôle important dans ma vie ?
— Figurez-vous, lui dis-je, qu’il y a des moments où j’ai l’impression d’être dans un brouillard total… J’ai des trous de mémoire… Des périodes de cafard… Alors, en passant dans la rue, je me suis permis de… monter… pour essayer de retrouver le… le…
Je cherchai le mot juste, vainement, mais cela n’avait aucune importance puisqu’elle souriait et que ce sourire indiquait que ma démarche ne l’étonnait pas.
— Vous voulez dire : pour retrouver le bon temps ?
— Oui. C’est ça… Le bon temps…
Elle prit une boîte dorée sur une petite table basse qui se trouvait à l’extrémité du divan et l’ouvrit. Elle était emplie de cigarettes.
— Non merci, lui dis-je.
— Vous ne fumez plus ? Ce sont des cigarettes anglaises. Je me souviens que vous fumiez des cigarettes anglaises… Chaque fois que nous nous sommes vus ici, tous les trois, avec Denise, vous m’apportiez un sac plein de paquets de cigarettes anglaises…
— Mais oui, c’est vrai…
— Vous pouviez en avoir tant que vous vouliez à la légation dominicaine…
Je tendis la main vers la boîte dorée et saisis entre le pouce et l’index une cigarette. Je la mis à ma bouche avec appréhension. Elle me passa son briquet après avoir allumé sa cigarette à elle. Je dus m’y reprendre plusieurs fois pour obtenir une flamme. J’aspirai. Aussitôt un picotement très douloureux me fit tousser.
— Je n’ai plus l’habitude, lui dis-je.
Je ne savais comment me débarrasser de cette cigarette et la tenais toujours entre pouce et index tandis qu’elle se consumait.
— Alors, lui dis-je, vous habitez dans cet appartement, maintenant ?
— Oui. Je me suis de nouveau installée ici quand je n’ai plus eu de nouvelles de Denise… D’ailleurs elle m’avait dit, avant son départ, que je pouvais reprendre l’appartement…
— Avant son départ ?
— Mais oui… Avant que vous partiez à Megève…
Elle haussait les épaules, comme si ce devait être pour moi une évidence.
— J’ai l’impression que je suis resté très peu de temps dans cet appartement…
— Vous y êtes resté quelques mois avec Denise…
— Et vous, vous habitiez ici avant nous ?
Elle me regarda, stupéfaite.
— Mais bien sûr, voyons… C’était mon appartement… Je l’ai prêté à Denise parce que je devais quitter Paris…
— Excusez-moi… Je pensais à autre chose.
— Ici, c’était pratique pour Denise… Elle avait de la place pour installer un atelier de couture…
Une couturière ?
— Je me demande pourquoi nous avons quitté cet appartement, lui dis-je.
— Moi aussi…
De nouveau ce regard interrogatif. Mais que pouvais-je lui expliquer ? J’en savais moins qu’elle. Je ne savais rien de toutes ces choses. J’ai fini par poser dans le cendrier le mégot consumé qui me brûlait les doigts.
— Est-ce que nous nous sommes vus, avant que nous venions habiter ici ? risquai-je timidement.
— Oui. Deux ou trois fois. À votre hôtel…
— Quel hôtel ?
— Rue Cambon. L’hôtel Castille. Vous vous rappelez la chambre verte que vous aviez avec Denise ?
— Oui.
— Vous avez quitté l’hôtel Castille parce que vous ne vous sentiez pas en sécurité là-bas… C’est cela non ?
— Oui.
— C’était vraiment une drôle d’époque…
— Quelle époque ?
Elle ne répondit pas et alluma une autre cigarette.
— J’aimerais vous montrer quelques photos, lui dis-je.
Je sortis de la poche intérieure de ma veste une enveloppe qui ne me quittait plus et où j’avais rangé toutes les photos. Je lui montrai celle de Freddie Howard de Luz, de Gay Orlow, de la jeune femme inconnue et de moi, prise dans la « salle à manger d’été ».
— Vous me reconnaissez ?
Elle s’était tournée pour regarder la photo à la lumière du soleil.
— Vous êtes avec Denise, mais je ne connais pas les deux autres…
Ainsi, c’était Denise.
— Vous ne connaissiez pas Freddie Howard de Luz ?
— Non.
— Ni Gay Orlow ?
— Non.
Les gens ont, décidément, des vies compartimentées et leurs amis ne se connaissent pas entre eux. C’est regrettable.
— J’ai encore deux photos d’elle.
Je lui tendis la minuscule photo d’identité et l’autre où on la voyait accoudée à la balustrade.
— Je connaissais déjà cette photo-là, me dit-elle… Je crois même qu’elle me l’avait envoyée de Megève… Mais je ne me souviens plus de ce que j’en ai fait…
Je lui repris la photo des mains et la regardai attentivement. Megève. Derrière Denise il y avait une petite fenêtre avec un volet de bois. Oui, le volet et la balustrade auraient pu être ceux d’un chalet de montagne.
— Ce départ pour Megève était quand même une drôle d’idée, déclarai-je brusquement. Denise vous avait dit ce qu’elle en pensait ?