Elle contemplait la petite photo d’identité. J’attendais, le cœur battant, qu’elle voulût bien répondre.
Elle releva la tête.
— Oui… Elle m’en avait parlé… Elle me disait que Megève était un endroit sûr… Et que vous auriez toujours la possibilité de passer la frontière…
— Oui… Évidemment…
Je n’osais pas aller plus loin. Pourquoi suis-je si timide et si craintif au moment d’aborder les sujets qui me tiennent à cœur ? Mais elle aussi, je le comprenais à son regard, aurait voulu que je lui donne des explications. Nous restions silencieux l’un et l’autre. Enfin, elle se décida :
— Mais qu’est-ce qui s’est passé à Megève ?
Elle me posait la question de manière si pressante que pour la première fois, je me sentis gagné par le découragement et même plus que le découragement, par le désespoir qui vous prend lorsque vous vous rendez compte qu’en dépit de vos efforts, de vos qualités, de toute votre bonne volonté, vous vous heurtez à un obstacle insurmontable.
— Je vous expliquerai… Un autre jour…
Il devait y avoir quelque chose d’égaré dans ma voix ou dans l’expression de mon visage puisqu’elle m’a serré le bras comme pour me consoler et qu’elle m’a dit :
— Excusez-moi de vous poser des questions indiscrètes… Mais… J’étais une amie de Denise…
— Je comprends…
Elle s’était levée.
— Attendez-moi un instant.
Elle quitta la pièce. Je regardai à mes pieds les flaques de lumière que formaient les rayons du soleil sur le tapis de laine blanche. Puis les lattes du parquet, et la table rectangulaire, et le vieux mannequin qui avait appartenu à « Denise ». Se peut-il qu’on ne finisse pas par reconnaître un endroit où l’on a vécu ?
Elle revenait, en tenant quelque chose à la main. Deux livres. Un agenda.
— Denise avait oublié ça en partant. Tenez… je vous les donne…
J’étais surpris qu’elle n’eût pas rangé ces souvenirs dans une boîte, comme l’avaient fait Stioppa de Djagoriew et l’ancien jardinier de la mère de Freddie. En somme, c’était la première fois, au cours de ma recherche, qu’on ne me donnait pas de boîte. Cette pensée me fit rire.
— Qu’est-ce qui vous amuse ?
— Rien.
Je contemplai les couvertures des livres. Sur l’une d’elles, le visage d’un Chinois avec une moustache et un chapeau melon apparaissait dans la brume bleue. Un titre : Charlie Chan. L’autre couverture était jaune et au bas de celle-ci je remarquai le dessin d’un masque piqué d’une plume d’oie. Le livre s’appelait Lettres anonymes.
— Qu’est-ce que Denise pouvait lire comme romans policiers !… me dit-elle. Il y a ça aussi…
Elle me tendit un petit agenda de crocodile.
— Merci.
Je l’ouvris et le feuilletai. Rien n’avait été écrit : aucun nom, aucun rendez-vous. L’agenda indiquait les jours et les mois, mais pas l’année. Je finis par découvrir entre les pages un papier que je dépliai :
République française
Préfecture du département de la Seine
Extrait des minutes des actes de naissance du XIIIe arrondissement de Paris
Année 1917
Le 21 décembre mille neuf cent dix-sept
À quinze heures est née, quai d’Austerlitz 19, Denise Yvette Coudreuse, du sexe féminin, de Paul Coudreuse, et de Henriette Bogaerts, sans profession, domiciliés comme dessus
Mariée le 3 avril 1939 à Paris (XVIIe), à Jimmy Pedro Stern.
Pour extrait conforme
Paris – le seize juin 1939
— Vous avez vu ? dis-je.
Elle jeta un regard surpris sur cet acte de naissance.
— Vous avez connu son mari ? Ce… Jimmy Pedro Stern ?
— Denise ne m’avait jamais dit qu’elle avait été mariée… Vous le saviez, vous ?
— Non.
J’enfonçai l’agenda et l’acte de naissance dans ma poche intérieure, avec l’enveloppe qui contenait les photos, et je ne sais pas pourquoi une idée me traversa : celle de dissimuler, dès que je le pourrais, tous ces trésors dans les doublures de ma veste.
— Merci de m’avoir donné ces souvenirs.
— Je vous en prie, monsieur McEvoy.
J’étais soulagé qu’elle répétât mon nom car je ne l’avais pas très bien entendu lorsqu’elle l’avait prononcé, la première fois. J’aurais voulu l’inscrire, là, tout de suite, mais j’hésitais sur l’orthographe.
— J’aime bien la manière dont vous prononcer mon nom, lui dis-je. C’est difficile pour une Française… Mais comment l’écrivez-vous ? On fait toujours des fautes d’orthographe en l’écrivant…
J’avais pris un ton espiègle. Elle sourit.
— M… C…E majuscule, V…O…Y… épela-t-elle.
— En un seul mot ? Vous en êtes bien sûre ?
— Tout à fait sûre, me dit-elle comme si elle déjouait un piège que je lui tendais.
Ainsi, c’était McEvoy.
— Bravo, lui dis-je.
— Je ne fais jamais de fautes d’orthographe.
— Pedro McEvoy… Je porte un drôle de nom, quand même, vous ne trouvez pas ? Il y a des moments où je n’y suis pas encore habitué…
— Tenez… J’allais oublier ça, me dit-elle.
Elle sortit de sa poche une enveloppe.
— C’est le dernier petit mot que j’ai reçu de Denise…
Je dépliai la feuille de papier et je lus :
Megève, le 14 février.
Chère Hélène,
C’est décidé. Nous passons demain la frontière avec Pedro. Je t’enverrai des nouvelles de là-bas, le plus vite possible.
En attendant, je te donne le numéro de téléphone de quelqu’un à Paris grâce auquel nous pouvons correspondre :
OLEG DE WRÉDÉ AUTeuil 54-73.
Je t’embrasse.
Denise.
— Et vous avez téléphoné ?
— Oui, mais on me disait chaque fois que ce monsieur était absent.
— Qui était ce… Wrédé ?
— Je ne sais pas. Denise ne m’en a jamais parlé…
Le soleil, peu à peu, avait déserté la pièce. Elle a allumé la petite lampe, sur la table basse, au bout du divan.
— Ça me ferait plaisir de revoir la chambre où j’ai habité, lui dis-je.
— Mais bien sûr…
Nous longeâmes un couloir et elle ouvrit une porte, à droite.
— Voilà, me dit-elle. Moi, je ne me sers plus de cette chambre… Je dors dans la chambre d’amis… Vous savez… celle qui donne sur la cour…
Je restai dans l’encadrement de la porte. Il faisait encore assez clair. Des deux côtés de la fenêtre pendait un rideau couleur lie-de-vin. Les murs étaient recouverts d’un papier peint aux motifs bleu pâle.
— Vous reconnaissez ? me demanda-t-elle.
— Oui.
Un sommier contre le mur du fond. Je vins m’asseoir au bord de ce sommier.
— Est-ce que je peux rester quelques minutes seul ?
— Bien sûr.
— Ça me rappellera le « bon temps »…
Elle me jeta un regard triste et hocha la tête.
— Je vais préparer un peu de thé…
Dans cette chambre aussi le parquet était abîmé et des lattes manquaient mais on n’avait pas bouché les trous. Sur le mur opposé à la fenêtre, une cheminée de marbre blanc et une glace, au-dessus, dont le cadre doré se compliquait, à chaque coin, d’un coquillage. Je m’étendis en travers du sommier et fixai le plafond, puis les motifs du papier peint. Je collai presque mon front au mur pour mieux en discerner les détails. Scènes champêtres. Jeunes filles en perruques compliquées sur des escarpolettes. Bergers aux culottes bouffantes, jouant de la mandoline. Futaies au clair de lune. Tout cela ne m’évoquait aucun souvenir et pourtant ces dessins avaient dû m’être familiers quand je dormais dans ce lit. Je cherchai au plafond, aux murs et du côté de la porte, un indice, une trace quelconque sans savoir très bien quoi. Mais rien n’accrochait mon regard.