XIX
Mansoure, Jean-Michel. 1, rue Gabrielle, XVIIIe. CLI 72-01.
XX
— Excusez-moi, me dit-il quand je vins m’asseoir à sa table dans un café de la place Blanche où il m’avait proposé, au téléphone, de le retrouver vers six heures du soir. Excusez-moi, mais je donne toujours mes rendez-vous à l’extérieur… Surtout pour un premier contact… Maintenant, nous pouvons aller chez moi…
Je l’avais reconnu facilement car il m’avait précisé qu’il porterait un costume de velours vert sombre et que ses cheveux étaient blancs, très blancs et coupés en brosse. Cette coupe stricte tranchait avec ses longs cils noirs qui battaient sans cesse, ses yeux en amande et la forme féminine de sa bouche : lèvre supérieure sinueuse, lèvre inférieure tendue et impérative.
Debout, il me sembla de taille moyenne. Il enfila un imperméable et nous sortîmes du café.
Quand nous fûmes sur le terre-plein du boulevard de Clichy, il me désigna un immeuble, à côté du Moulin-Rouge, et me dit :
— En d’autres temps, je vous aurais donné rendez-vous chez Graff… Là-bas… Mais ça n’existe plus…
Nous traversâmes le boulevard et prîmes la rue Coustou. Il pressait le pas, en jetant un regard furtif vers les bars glauques du trottoir de gauche, et quand nous fûmes arrivés à la hauteur du grand garage, il courait presque. Il ne s’arrêta qu’au coin de la rue Lepic.
— Excusez-moi, me dit-il, essoufflé, mais cette rue me rappelle de drôles de souvenirs… Excusez-moi…
Il avait vraiment eu peur. Je crois même qu’il tremblait.
— Ça va aller mieux maintenant… Ici, tout va aller bien…
Il souriait en regardant devant lui la montée de la rue Lepic avec les étalages du marché et les magasins d’alimentation bien éclairés.
Nous nous engageâmes dans la rue des Abbesses. Il marchait d’un pas calme et détendu. J’avais envie de lui demander quels « drôles de souvenirs » lui rappelait la rue Coustou mais je n’osais pas être indiscret ni provoquer chez lui cette nervosité qui m’avait étonné. Et tout à coup, avant d’arriver place des Abbesses, il pressa le pas, de nouveau. Je marchais à sa droite. À l’instant où nous traversions la rue Germain-Pilon, je le vis jeter un regard horrifié vers cette rue étroite aux maisons basses et sombres qui descend en pente assez raide jusqu’au boulevard. Il me serra très fort le bras. Il s’agrippait à moi comme s’il voulait s’arracher à la contemplation de cette rue. Je l’entraînai vers l’autre trottoir.
— Merci… Vous savez… c’est très drôle…
Il hésita, au bord de la confidence.
— J’ai… J’ai le vertige chaque fois que je traverse le bout de la rue Germain-Pilon… J’ai… J’ai envie de descendre… C’est plus fort que moi…
— Pourquoi ne descendez-vous pas ?
— Parce que… cette rue Germain-Pilon… Autrefois il y avait… Il y avait un endroit…
Il s’interrompit.
— Oh…, me dit-il avec un sourire évasif. C’est idiot de ma part… Montmartre a tellement changé… Ce serait long à vous expliquer… Vous n’avez pas connu le Montmartre d’avant…
Qu’en savait-il ?
Il habitait, rue Gabrielle, un immeuble en bordure des jardins du Sacré-Cœur. Nous montâmes par l’escalier de service. Il mit beaucoup de temps à ouvrir la porte : trois serrures dans lesquelles il fit tourner des clés différentes avec la lenteur et l’application que l’on met à suivre la combinaison très subtile d’un coffre-fort.
Un minuscule appartement. Il ne se composait que d’un salon et d’une chambre qui, à l’origine, ne devaient former qu’une seule pièce. Des rideaux de satin rose, retenus par des cordelettes en fil d’argent, séparaient la chambre du salon. Celui-ci était tendu de soie bleu ciel et l’unique fenêtre cachée par des rideaux de la même couleur. Des guéridons en laque noir sur lesquels étaient disposés des objets en ivoire ou en jade, des fauteuils-crapauds à l’étoffe vert pâle et un canapé recouvert d’un tissu à ramages d’un vert encore plus dilué, donnaient à l’ensemble l’aspect d’une bonbonnière. La lumière venait des appliques dorées du mur.
— Asseyez-vous, me dit-il.
Je pris place sur le canapé à ramages. Il s’assit à côté de moi.
— Alors… montrez-moi ça…
Je sortis de la poche de ma veste le magazine de modes et lui désignai la couverture, où l’on voyait Denise. Il me prit des mains le magazine, et mit des lunettes à grosse monture d’écaille.
— Oui… oui… Photo Jean-Michel Mansoure… C’est bien moi… Il n’y a pas de doute possible…
— Vous vous souvenez de cette fille ?
— Pas du tout. Je travaillais rarement pour ce journal… C’était un petit journal de modes… Moi, je travaillais surtout pour Vogue, vous comprenez…
Il voulait marquer ses distances.
— Et vous n’auriez pas d’autres détails au sujet de cette photo ?
Il me considéra d’un air amusé. Sous la lumière des appliques, je m’aperçus que la peau de son visage était marquée de minuscules rides et de taches de son.
— Mais, mon cher, je vais vous le dire tout de suite…
Il se leva, le magazine à la main, et ouvrit d’un tour de clé une porte que je n’avais pas remarquée jusque-là, parce qu’elle était tendue de soie bleu ciel, comme les murs. Elle donnait accès à un cagibi. Je l’entendis manœuvrer de nombreux tiroirs métalliques. Au bout de quelques minutes, il sortit du cagibi dont il referma la porte soigneusement.
— Voilà, me dit-il, j’ai la petite fiche avec les négatifs. Je conserve tout, depuis le début… C’est rangé par années et par ordre alphabétique…
Il revint s’asseoir à côté de moi et consulta la fiche.
— Denise… Coudreuse… C’est bien ça ?
— Oui.
— Elle n’a plus jamais fait de photos avec moi… Maintenant, je me souviens de cette fille… Elle a fait beaucoup de photos avec Hoynigen-Hunne…
— Qui ?
— Hoyningen-Hunne, un photographe allemand… Mais oui… C’est vrai… Elle a beaucoup travaillé avec Hoyningen-Huene…
Chaque fois que Mansoure prononçait ce nom aux sonorités lunaires et plaintives, je sentais se poser sur moi les yeux pâles de Denise, comme la première fois.
— J’ai son adresse de l’époque, si cela vous intéresse…
— Cela m’intéresse, répondis-je d’une voix altérée.
— 97, rue de Rome, Paris, XVIIe arrondissement. 97, rue de Rome…
Il leva brusquement la tête vers moi Son visage était d’une blancheur effrayante, ses yeux écarquillés.
— 97, rue de Rome…
— Mais… qu’y a-t-il ? lui demandai-je.
— Je me souviens très bien de cette fille, maintenant… J’avais un ami qui habitait le même immeuble…
Il me regardait d’un air soupçonneux et semblait aussi troublé que lorsqu’il avait traversé la rue Coustou et le haut de la rue Germain-Pilon.
— Drôle de coïncidence… Je m’en souviens très bien… Je suis venu la chercher chez elle, rue de Rome, pour faire les photos et j’en ai profité pour aller dire bonjour à cet ami… Il habitait l’étage au-dessus…
— Vous avez été chez elle ?
— Oui. Mais nous avons fait les photos dans l’appartement de mon ami… Il nous tenait compagnie…
— Quel ami ?
Il était de plus en plus pâle. Il avait peur.
— Je… vais vous expliquer… Mais avant, j’aimerais boire quelque chose… pour me remonter…
Il se leva et marcha vers une petite table roulante, qu’il poussa devant le canapé. Sur le plateau supérieur quelques carafons étaient rangés avec des bouchons de cristal et des plaques d’argent en forme de gourmettes, comme en portaient autour du cou les musiciens de la Wehrmacht, et où étaient gravés les noms des liqueurs.