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— Je n’ai que des alcools sucrés… Ça ne vous dérange pas ?

— Pas du tout.

— Je prends un peu de Marie Brizard… et vous ?

— Moi aussi.

Il versa la Marie Brizard dans des verres étroits et quand je goûtai cette liqueur, elle se confondit avec les satins, les ivoires et les dorures un peu écœurantes autour de moi. Elle était l’essence même de cet appartement.

— Cet ami qui habitait rue de Rome… a été assassiné…

Il avait prononcé le dernier mot avec réticence et il faisait sûrement cet effort pour moi, sinon il n’aurait pas eu le courage d’employer un terme si précis.

— C’était un Grec d’Égypte… Il a écrit des poèmes, et deux livres…

— Et vous croyez que Denise Coudreuse le connaissait ?

— Oh… Elle devait le rencontrer dans l’escalier, me dit-il, agacé, car ce détail, pour lui, n’avait aucune importance.

— Et… Ça s’est passé dans l’immeuble ?

— Oui.

— Denise Coudreuse habitait dans l’immeuble à ce moment-là ?

Il n’avait même pas entendu ma question.

— Ça s’est passé pendant la nuit… Il avait fait monter quelqu’un dans son appartement… Il faisait monter n’importe qui dans son appartement…

— On a retrouvé l’assassin ?…

Il a haussé les épaules.

— On ne retrouve jamais ce genre d’assassins… J’étais sûr que cela finirait par lui arriver… Si vous aviez vu la tête de certains garçons qu’il invitait chez lui, le soir… Même en plein jour, j’aurais eu peur…

Il souriait d’un drôle de sourire, à la fois ému et horrifié.

— Comment s’appelait votre ami ? lui demandai-je.

— Alec Scouffi. Un Grec d’Alexandrie.

Il se leva brusquement et écarta les rideaux de soie bleu ciel, découvrant la fenêtre. Puis il s’assit de nouveau, à côté de moi, sur le canapé.

— Excusez-moi… Mais il y a des moments où j’ai l’impression que quelqu’un se cache derrière les rideaux… Encore un peu de Marie Brizard ? Oui, une goutte de Marie Brizard…

Il s’efforçait de prendre un ton joyeux et me serrait le bras comme s’il voulait se prouver que j’étais bien là, à côté de lui.

— Scouffi était venu s’installer en France… Je l’avais connu à Montmartre… Il avait écrit un très joli livre qui s’appelait Navire à l’ancre…

— Mais, monsieur, dis-je d’une voix ferme et en articulant bien les syllabes pour que cette fois il daignât entendre ma question, si vous me dites que Denise Coudreuse habitait l’étage au-dessous, elle a dû entendre quelque chose d’anormal cette nuit-là… On a dû l’interroger comme témoin…

— Peut-être.

Il haussa les épaules. Non, décidément, cette Denise Coudreuse qui comptait tant pour moi, et dont j’aurais voulu savoir le moindre geste, ne l’intéressait pas du tout, lui.

— Le plus terrible, c’est que je connais l’assassin… Il faisait illusion parce qu’il avait un visage d’ange… Pourtant son regard était très dur… Des yeux gris…

Il frissonna. On aurait dit que l’homme dont il parlait était là, devant nous, et le transperçait de ses yeux gris.

— Une ignoble petite gouape… La dernière fois que je l’ai vu, c’était pendant l’Occupation, dans un restaurant en sous-sol de la rue Cambon… Il était avec un Allemand…

Sa voix vibrait à ce souvenir, et bien que je fusse absorbé par la pensée de Denise Coudreuse, cette voix aiguë, cette sorte de plainte rageuse me causa une impression que j’aurais pu difficilement justifier et qui me semblait aussi forte qu’une évidence : au fond, il était jaloux du sort de son ami, et il en voulait à cet homme aux yeux gris de ne pas l’avoir assassiné, lui.

— Il vit toujours… Il est toujours là, à Paris… Je l’ai su par quelqu’un… Bien sûr, il n’a plus ce visage d’ange… Vous voulez entendre sa voix ?

Je n’eus pas le temps de répondre à cette question surprenante : il avait pris le téléphone, sur un pouf de cuir rouge, à côté de nous, et composait un numéro. Il me passa l’écouteur.

— Vous allez l’entendre… Attention… Il se fait appeler « Cavalier Bleu »…

Je n’entendis d’abord que les sonneries brèves et répétées qui annoncent que la ligne est occupée. Et puis, dans l’intervalle des sonneries, je distinguai des voix d’hommes et de femmes qui se lançaient des appels : – Maurice et Josy voudraient que René téléphone… – Lucien attend Jeannot rue de la Convention… – Mme du Barry cherche partenaire… – Alcibiade est seul ce soir…

Des dialogues s’ébauchaient, des voix se cherchaient les unes les autres en dépit des sonneries qui les étouffaient régulièrement. Et tous ces êtres sans visages tentaient d’échanger entre eux un numéro de téléphone, un mot de passe dans l’espoir de quelque rencontre. Je finis par entendre une voix plus lointaine que les autres qui répétait :

— « Cavalier Bleu » est libre ce soir… « Cavalier Bleu » est libre ce soir… Donnez numéro de téléphone… Donnez numéro de téléphone…

— Alors, me demanda Mansoure, vous l’entendez ? Vous l’entendez ?

Il collait contre son oreille le combiné et rapprochait son visage du mien.

— Le numéro que j’ai fait n’est plus attribué à personne depuis longtemps, m’expliqua-t-il. Alors, ils se sont aperçus qu’ils pouvaient communiquer de cette façon.

Il se tut pour mieux écouter « Cavalier Bleu », et moi je pensais que toutes ces voix étaient des voix d’outre-tombe, des voix de personnes disparues – voix errantes qui ne pouvaient se répondre les unes aux autres qu’à travers un numéro de téléphone désaffecté.

— C’est effrayant… effrayant…, répétait-il, en pressant le combiné contre son oreille. Cet assassin… Vous entendez ?…

Il raccrocha brusquement. Il était en sueur.

— Je vais vous montrer une photo de mon ami que cette petite gouape a assassiné… Et je vais essayer de vous trouver son roman Navire à l’ancre… Vous devriez le lire…

Il se leva et passa dans sa chambre, séparée du salon par les rideaux de satin rose. À moitié caché par ceux-ci, j’apercevais un lit très bas, recouvert d’une fourrure de guanaco.

J’avais marché jusqu’à la fenêtre et je regardais, en contrebas, les rails du funiculaire de Montmartre, les jardins du Sacré-Cœur et plus loin, tout Paris, avec ses lumières, ses toits, ses ombres. Dans ce dédale de rues et de boulevards, nous nous étions rencontrés un jour, Denise Coudreuse et moi. Itinéraires qui se croisent, parmi ceux que suivent des milliers et des milliers de gens à travers Paris, comme mille et mille petites boules d’un gigantesque billard électrique, qui se cognent parfois l’une à l’autre. Et de cela, il ne restait rien, pas même la traînée lumineuse que fait le passage d’une luciole.

Mansoure, essoufflé, réapparut entre les rideaux roses, un livre et plusieurs photos à la main.

— J’ai trouvé !… J’ai trouvé !…

Il était rayonnant. Il craignait sans doute d’avoir égaré ces reliques. Il s’assit en face de moi et me tendit le livre.

— Voilà… J’y tiens beaucoup, mais je vous le prête… Il faut absolument que vous le lisiez… C’est un beau livre… Et quel pressentiment !… Alec avait prévu sa mort…

Son visage s’assombrit.

— Je vous donne aussi deux ou trois photos de lui…

— Vous ne voulez pas les garder ?

— Non, non ! Ne vous inquiétez pas… J’en ai des dizaines comme ça… Et tous les négatifs !…

J’eus envie de lui demander de me tirer quelques photos de Denise Coudreuse, mais je n’osai pas.

— Ça me fait plaisir de donner à un garçon comme vous des photos d’Alec…