— Merci.
— Vous regardiez par la fenêtre ? Belle vue, hein ? Dire que l’assassin d’Alec est quelque part là-dedans…
Et il caressait sur la vitre, du revers de la main, tout Paris, en bas.
— Ce doit être un vieux, maintenant… un vieux effrayant… maquillé…
Il tira les rideaux de satin rose, d’un geste frileux.
— Je préfère ne pas y penser.
— Il va falloir que je rentre, lui dis-je. Encore merci pour les photos.
— Vous me laissez seul ? Vous ne voulez pas une dernière goutte de Marie Brizard ?
— Non merci.
Il m’accompagna jusqu’à la porte de l’escalier de service à travers un couloir tendu de velours bleu nuit et éclairé par des appliques aux guirlandes de petits cristaux. Près de la porte, accrochée au mur, je remarquai la photo d’un homme dans un médaillon. Un homme blond, au beau visage énergique et aux yeux rêveurs.
— Richard Wall… Un ami américain… Assassiné lui aussi…
Il restait immobile devant moi, voûté.
— Et il y en a eu d’autres, me chuchota-t-il… Beaucoup d’autres… Si je faisais le compte… Tous ces morts…
Il m’ouvrit la porte… Je le vis si désemparé que je l’embrassai.
— Ne vous en faites pas, mon vieux, lui dis-je.
— Vous reviendrez me voir, hein ? Je me sens si seul… Et j’ai peur…
— Je reviendrai.
— Et surtout, lisez le livre d’Alec…
Je m’enhardis.
— S’il vous plaît… Vous pourriez me tirer quelques photos de… Denise Coudreuse ?
— Mais bien sûr. Tout ce que vous voudrez… Ne perdez pas les photos d’Alec. Et faites attention dans la rue…
Il a refermé la porte et je l’ai entendu qui tournait les verrous, les uns après les autres. Je suis resté un instant sur le palier. Je l’imaginais regagnant par le couloir bleu nuit le salon aux satins rose et vert. Et là, j’étais sûr qu’il prendrait de nouveau le téléphone, composerait le numéro, presserait fiévreusement le combiné contre son oreille, et ne se lasserait pas d’écouter en frissonnant les appels lointains de « Cavalier Bleu ».
XXI
Nous étions partis très tôt, ce matin-là, dans la voiture décapotable de Denise et je crois que nous sommes passés par la porte de Saint-Cloud. Il y avait du soleil car Denise était coiffée d’un grand chapeau de paille.
Nous sommes arrivés dans un village de Seine-et-Oise ou de Seine-et-Marne et nous avons suivi une rue en pente douce, bordée d’arbres. Denise a garé la voiture devant une barrière blanche qui donnait accès à un jardin. Elle a poussé la barrière et je l’ai attendue sur le trottoir.
Un saule pleureur, au milieu du jardin, et tout au fond, un bungalow. J’ai vu Denise entrer dans le bungalow.
Elle est revenue avec une fillette d’une dizaine d’années dont les cheveux étaient blonds et qui portait une jupe grise. Nous sommes montés tous les trois dans la voiture, la fillette à l’arrière et moi à côté de Denise qui conduisait. Je ne me souviens plus où nous avons déjeuné.
Mais l’après-midi nous nous sommes promenés dans le parc de Versailles et nous avons fait du canot avec la fillette. Les reflets du soleil sur l’eau m’éblouissaient. Denise m’a prêté ses lunettes noires.
Plus tard, nous étions assis tous les trois autour d’une table à parasol et la fillette mangeait une glace vert et rose. Près de nous, de nombreuses personnes en tenue estivale. La musique d’un orchestre. Nous avons ramené la fillette à la tombée de la nuit. En traversant la ville, nous sommes passés devant une foire et nous nous y sommes arrêtés.
Je revois la grande avenue déserte au crépuscule et Denise et la fillette dans une auto-tamponneuse mauve qui laissait un sillage d’étincelles. Elles riaient et la fillette me faisait un signe du bras. Qui était-elle ?
XXII
Ce soir-là, assis dans le bureau de l’Agence, je scrutais les photographies que m’avait données Mansoure.
Un gros homme, assis au milieu d’un canapé. Il porte une robe de chambre de soie brodée de fleurs. Entre le pouce et l’index de sa main droite, un fume-cigarette. De la main gauche, il retient les pages d’un livre, posé sur son genou. Il est chauve, il a le sourcil fourni et les paupières baissées. Il lit. Le nez court et épais, le pli amer de la bouche, le visage gras et oriental sont d’un bull-terrier. Au-dessus de lui, l’ange en bois sculpté que j’avais remarqué sur la couverture du magazine, derrière Denise Coudreuse.
La deuxième photo le présente debout, vêtu d’un complet blanc à veste croisée, d’une chemise à rayures et d’une cravate sombre. Il serre dans sa main gauche une canne à pommeau. Le bras droit replié et la main entrouverte lui donnent une allure précieuse. Il se tient très raide, presque sur la pointe de ses chaussures bicolores. Il se détache peu à peu de la photo, s’anime et je le vois marcher le long d’un boulevard, sous les arbres, d’un pas claudicant.
XXIII
Le 7 novembre 1965
Objet : SCOUFFI, Alexandre.
Né à : Alexandrie (Égypte), le 28 avril 1885.
Nationalité : grecque.
Alexandre Scouffi est venu pour la première fois en France en 1920.
Il a résidé, successivement :
26, rue de Naples, à Paris (8e)
11, rue de Berne, à Paris (8e), dans un appartement meublé
Hôtel de Chicago, 99, rue de Rome, à Paris (17e) 97, rue de Rome, à Paris (17e), 5e étage.
Scouffi était un homme de lettres qui publia de nombreux articles dans diverses revues, des poèmes de tous genres et deux romans : Au Poisson D’or hôtel meublé et Navire à l’ancre.
Il étudia également le chant et bien qu’il n’exerçât pas la profession d’artiste lyrique, il se fit entendre à la Salle Pleyel et au théâtre de La Monnaie à Bruxelles. À Paris, Scouffi attire l’attention de la brigade mondaine. Considéré comme indésirable, son expulsion est même envisagée.
En novembre 1924, alors qu’il demeurait 26, rue de Naples, il est interrogé par la police pour avoir tenté d’abuser d’un mineur.
De novembre 1930 à septembre 1931, il a vécu à l’hôtel de Chicago, 99, rue de Rome, en compagnie du jeune Pierre D. vingt ans, soldat du 8e génie à Versailles. Il semble que Scouffi fréquentait les bars spéciaux de Montmartre. Scouffi avait de gros revenus qui lui provenaient des propriétés qu’il hérita de son père, en Égypte.
Assassiné dans sa garçonnière du 97, rue de Rome. L’assassin n’a jamais été identifié.
Objet : DE WRÉDÉ, Oleg.
AUTeuil 54-73
Jusque-là, il a été impossible d’identifier la personne portant ce nom.
Il pourrait s’agir d’un pseudonyme ou d’un nom d’emprunt.
Ou d’un ressortissant étranger qui n’a fait qu’un court séjour en France.
Le numéro de téléphone AUTeuil 54-73 n’est plus attribué depuis 1952.
Pendant dix ans, de 1942 à 1952, il a été attribué au :
GARAGE DE LA COMÈTE
5, rue Foucault, Paris XVIe
Ce garage est fermé depuis 1952 et va être prochainement remplacé par un immeuble de rapport.
Un mot, joint à ce feuillet dactylographié :
« Voilà, cher ami, tous les renseignements que j’ai pu recueillir. Si vous avez besoin d’autres informations, n’hésitez pas à me le dire. Et transmettez toutes mes amitiés à Hutte.
« Votre Jean-Pierre Bernardy. »