On ignore où M. Stern résidait en France.
Une seule fiche datant de février 1939 indique qu’un M. Jimmy Pedro Stern habitait à cette époque :
Hôtel Lincoln
24, rue Bayard, Paris 8e
C’est d’ailleurs l’adresse qui figure à la mairie du XVIIe arrondissement sur l’acte de mariage. L’hôtel Lincoln n’existe plus.
La fiche de l’hôtel Lincoln portait la mention suivante :
Nom : STERN, Jimmy, Pedro.
Adresse : Rue des Boutiques Obscures, 2. Rome (Italie).
Profession : courtier.
M. Jimmy Stern aurait disparu en 1940.
XXX
Objet : MCEVOY, Pedro.
Il a été très difficile de recueillir des indications sur M. Pedro McEvoy, tant à la préfecture de Police qu’aux Renseignements généraux.
On nous a signalé qu’un M. Pedro McEvoy, sujet dominicain et travaillant à la légation dominicaine à Paris, était domicilié, en décembre 1940, 9, boulevard Julien-Potin à Neuilly (Seine).
Depuis, on perd ses traces.
Selon toutes vraisemblances, M. Pedro McEvoy a quitté la France depuis la dernière guerre.
Il peut s’agir d’un individu ayant usé d’un nom d’emprunt et de faux papiers, comme il était courant à l’époque.
XXXI
C’était l’anniversaire de Denise. Un soir d’hiver où la neige qui tombait sur Paris se transformait en boue. Les gens s’engouffraient dans les entrées du métro et marchaient en se hâtant. Les vitrines du faubourg Saint-Honoré brillaient, Noël approchait.
Je suis entré chez un bijoutier, et je revois la tête de cet homme. Il avait une barbe et portait des lunettes à verres teintés. J’ai acheté une bague pour Denise. Quand j’ai quitté le magasin, la neige tombait toujours. J’ai eu peur que Denise ne soit pas au rendez-vous et j’ai pensé pour la première fois que nous pouvions nous perdre dans cette ville, parmi toutes ces ombres qui marchaient d’un pas pressé.
Et je ne me souviens plus si, ce soir-là, je m’appelais Jimmy ou Pedro, Stern ou McEvoy.
XXXII
Valparaiso. Elle se tient debout, à l’arrière du tramway, près de la vitre, serrée dans la masse des passagers, entre un petit homme aux lunettes noires et une femme brune à tête de momie qui sent un parfum de violettes.
Bientôt, ils descendront presque tous à l’arrêt de la place Echaurren et elle pourra s’asseoir. Elle ne vient que deux fois par semaine à Valparaiso pour ses courses, parce qu’elle habite sur les hauteurs, le quartier du Cerro Alegre. Elle y loue une maison où elle a installé son cours de danse.
Elle ne regrette pas d’avoir quitté Paris, voilà cinq ans, après sa fracture à la cheville, quand elle a su qu’elle ne pourrait plus danser. Alors elle a décidé de partir, de couper les amarres avec ce qui avait été sa vie. Pourquoi Valparaiso ? Parce qu’elle y connaissait quelqu’un, un ancien des ballets de Cuevas.
Elle ne compte plus revenir en Europe. Elle restera là-haut, à donner ses cours, et finira par oublier les vieilles photos d’elle sur les murs, du temps où elle appartenait à la compagnie du colonel de Basil.
Elle ne pense que rarement à sa vie d’avant l’accident. Tout se brouille dans sa tête. Elle confond les noms, les dates, les lieux. Pourtant, un souvenir lui revient d’une façon régulière, deux fois par semaine, à la même heure et au même endroit, un souvenir plus net que les autres.
C’est à l’instant où le tramway s’arrête, comme ce soir, au bas de l’avenue Errazuriz. Cette avenue ombragée d’arbres et qui monte en pente douce lui rappelle la rue de Jouy-en-Josas, qu’elle habitait quand elle était enfant. Elle revoit la maison, au coin de la rue du Docteur-Kurzenne, le saule pleureur, la barrière blanche, le temple protestant, en face, et tout en bas l’auberge Robin des Bois. Elle se souvient d’un dimanche différent des autres. Sa marraine était venue la chercher.
Elle ne sait rien de cette femme, sauf son prénom : Denise. Elle avait une voiture décapotable. Ce dimanche-là, un homme brun l’accompagnait. Ils étaient allés manger une glace tous les trois et ils avaient fait du canot et le soir, en quittant Versailles pour la ramener à Jouy-en-Josas, ils s’étaient arrêtés devant une fête foraine. Elle était montée avec cette Denise, sa marraine, sur une auto-tamponneuse tandis que l’homme brun les regardait.
Elle aurait voulu en savoir plus long. Comment s’appelaient-ils l’un et l’autre, exactement ? Où vivaient-ils ? Qu’étaient-ils devenus depuis tout ce temps ? Voilà les questions qu’elle se posait tandis que le tramway suivait l’avenue Errazuriz en montant vers le quartier du Cerro Alegre.
XXXIII
Ce soir-là, j’étais assis à l’une des tables du bar-épicerie-dégustations que Hutte m’avait fait connaître et qui se trouvait avenue Niel, juste en face de l’Agence. Un comptoir et des produits exotiques sur les étagères : thés, loukoums, confitures de pétales de roses, harengs de la Baltique. L’endroit était fréquenté par d’anciens jockeys qui échangeaient leurs souvenirs en se montrant des photographies écornées de chevaux depuis longtemps équarris.
Deux hommes, au bar, parlaient à voix basse. L’un d’eux portait un manteau de la couleur des feuilles mortes, qui lui arrivait presque aux chevilles. Il était de petite taille comme la plupart des clients. Il se retourna, sans doute pour regarder l’heure au cadran de l’horloge, au-dessus de la porte d’entrée, et ses yeux tombèrent sur moi.
Son visage devint très pâle. Il me fixait bouche bée, les yeux exorbités.
Il s’approcha lentement de moi, en fronçant les sourcils. Il s’arrêta devant ma table.
— Pedro…
Il palpa l’étoffe de ma veste, à hauteur du biceps.
— Pedro, c’est toi ?
J’hésitais à lui répondre. Il parut décontenancé.
— Excusez-moi, dit-il. Vous n’êtes pas Pedro McEvoy ?
— Si, lui dis-je brusquement. Pourquoi ?
— Pedro, tu… tu ne me reconnais pas ?
— Non.
Il s’assit en face de moi.
— Pedro… Je suis… André Wildmer…
Il était bouleversé. Il me prit la main.
— André Wildmer… Le jockey… Tu ne te souviens pas de moi ?
— Excusez-moi, lui dis-je. J’ai des trous de mémoire. Quand est-ce que nous nous sommes connus ?
— Mais tu sais bien… avec Freddie…
Ce prénom provoqua chez moi une décharge électrique. Un jockey. L’ancien jardinier de Valbreuse m’avait parlé d’un jockey.
— C’est drôle, lui dis-je. Quelqu’un m’a parlé de vous… À Valbreuse…
Ses yeux s’embuaient. L’effet de l’alcool ? Ou l’émotion ?
— Mais voyons, Pedro… Tu ne te souviens pas quand nous allions à Valbreuse avec Freddie ?…
— Pas très bien. Justement, c’est le jardinier de Valbreuse qui m’en a parlé…
— Pedro… mais alors… alors tu es vivant ?
Il me serrait très fort la main. Il me faisait mal.
— Oui. Pourquoi ?
— Tu… tu es à Paris ?
— Oui. Pourquoi ?
Il me regardait, horrifié. Il avait de la peine à croire que j’étais vivant. Que s’était-il donc passé ? J’aurais bien voulu le savoir, mais apparemment, il n’osait pas aborder ce problème de front.
— Moi… j’habite à Giverny… dans l’Oise, me dit-il. Je… je viens très rarement à Paris… Tu veux boire quelque chose, Pedro ?
— Une Marie Brizard, dis-je.
— Eh bien, moi aussi.