Il versa lui-même la liqueur dans nos verres, lentement, et il me donna l’impression de vouloir gagner du temps.
— Pedro… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Quand ?
Il but son verre d’un trait.
— Quand vous avez essayé de passer la frontière suisse avec Denise ?…
Que pouvais-je lui répondre ?
— Vous ne nous avez jamais donné de nouvelles. Freddie s’est beaucoup inquiété…
Il a rempli de nouveau son verre.
— Nous avons cru que vous vous étiez perdus dans cette neige…
— Il ne fallait pas vous inquiéter, lui dis-je.
— Et Denise ?
J’ai haussé les épaules.
— Vous vous souvenez bien de Denise ? ai-je demandé.
— Mais enfin, Pedro, évidemment… Et d’abord pourquoi tu me vouvoies ?
— Excuse-moi, mon vieux, dis-je. Ça ne va pas très fort depuis quelque temps. J’essaie de me souvenir de toute cette époque… Mais c’est tellement brumeux…
— Je comprends. C’est loin, tout ça… Tu te souviens du mariage de Freddie ?
Il souriait.
— Pas très bien.
— À Nice… Quand il s’est marié avec Gay…
— Gay Orlow ?
— Bien sûr, Gay Orlow… Avec qui d’autre se serait-il marié ?
Il n’avait pas l’air content du tout de constater que ce mariage ne m’évoquait plus grand-chose.
— À Nice… Dans l’église russe… Un mariage religieux… Sans mariage civil…
— Quelle église russe ?
— Une petite église russe avec un jardin…
Celle que me décrivait Hutte dans sa lettre ? Il y a parfois de mystérieuses coïncidences.
— Mais bien sûr, lui dis-je… bien sûr… La petite église russe de la rue Longchamp avec le jardin et la bibliothèque paroissiale…
— Alors, tu t’en souviens ? Nous étions quatre témoins… Nous tenions des couronnes au-dessus de la tête de Freddie et de Gay…
— Quatre témoins ?
— Mais oui… toi, moi, le grand-père de Gay…
— Le vieux Giorgiadzé ?…
— C’est ça… Giorgiadzé…
La photo où l’on me voyait en compagnie de Gay Orlow et du vieux Giorgiadzé avait certainement été prise à cette occasion. J’allais la lui montrer.
— Et le quatrième témoin, c’était ton ami Rubirosa…
— Qui ?
— Ton ami Rubirosa… Porfirio… Le diplomate dominicain…
Il souriait au souvenir de ce Porfirio Rubirosa. Un diplomate dominicain. C’était peut-être pour lui que je travaillais dans cette légation.
— Ensuite nous sommes allés chez le vieux Giorgiadzé…
Je nous voyais marcher, vers midi, dans une avenue de Nice, bordée de platanes. Il y avait du soleil.
— Et Denise était là ?
Il a haussé les épaules.
— Bien sûr… Décidément tu ne te rappelles plus rien…
Nous marchions d’un pas nonchalant, tous les sept, le jockey, Denise, moi, Gay Orlow et Freddie, Rubirosa et le vieux Giorgiadzé. Nous portions des costumes blancs.
— Giorgiadzé habitait l’immeuble, au coin du jardin Alsace-Lorraine.
Des palmiers qui montent haut dans le ciel. Et des enfants qui glissent sur un toboggan. La façade blanche de l’immeuble avec ses stores de toile orange. Nos rires dans l’escalier.
— Le soir, pour fêter ce mariage, ton ami Rubirosa nous a emmenés dîner à Éden Roc… Alors, ça y est ? Tu te rappelles ?…
Il souffla, comme s’il venait de fournir un gros effort physique. Il paraissait épuisé d’avoir évoqué cette journée où Freddie et Gay Orlow s’étaient mariés religieusement, cette journée de soleil et d’insouciance, qui avait été sans doute l’un des moments privilégiés de notre jeunesse.
— En sommes, lui dis-je, nous nous connaissons depuis très longtemps, toi et moi…
— Oui… Mais j’ai d’abord connu Freddie… Parce que j’ai été le jockey de son grand-père… Malheureusement, ça n’a pas duré longtemps… Le vieux a tout perdu…
— Et Gay Orlow… Tu sais que…
— Oui, je sais… J’habitais tout près de chez elle… Square des Aliscamps…
Le grand immeuble et les fenêtres d’où Gay Orlow avait certainement une très belle vue sur le champ de courses d’Auteuil. Waldo Blunt, son premier mari, m’avait dit qu’elle s’était tuée parce qu’elle avait peur de vieillir. Je suppose que souvent, elle regardait les courses par sa fenêtre. Chaque jour, et plusieurs fois en un seul après-midi, une dizaine de chevaux s’élancent, filent le long du terrain et viennent se briser contre les obstacles. Et ceux qui les franchissent, on les reverra encore quelques mois et ils disparaîtront avec les autres. Il faut, sans cesse, de nouveaux chevaux, qu’on remplace au fur et à mesure. Et chaque fois le même élan finit par se briser. Un tel spectacle ne peut que provoquer la mélancolie et le découragement et c’était peut-être parce qu’elle vivait en bordure de ce champ de courses que Gay Orlow… J’avais envie de demander à André Wildmer ce qu’il en pensait. Il devait comprendre, lui. Il était jockey.
— C’est bien triste, me dit-il. Gay était une chic fille…
Il se pencha et rapprocha son visage du mien. Il avait une peau rouge et grêlée et des yeux marron. Une cicatrice lui barrait la joue droite, jusqu’à la pointe du menton. Les cheveux étaient châtains, sauf une mèche blanche, relevée en épi, au-dessus de son front.
— Et toi, Pedro…
Mais je ne lui laissai pas terminer sa phrase.
— Tu m’as connu quand j’habitais boulevard Julien-Potin, à Neuilly ? dis-je à tout hasard, car j’avais bien retenu l’adresse qui figurait sur la fiche de « Pedro McEvoy ».
— Quand tu habitais chez Rubirosa ?… Bien sûr…
De nouveau, ce Rubirosa.
— Nous venions souvent avec Freddie… C’était la bringue tous les soirs.
Il éclata de rire.
— Ton ami Rubirosa faisait venir des orchestres… jusqu’à six heures du matin… Tu te souviens des deux airs qu’il nous jouait toujours à la guitare ?
— Non…
— El Reloj et Tu me acostumbraste. Surtout Tu me acostumbraste…
Il sifflota quelques mesures de cet air.
— Alors ?
— Oui… oui… Ça me revient, dis-je.
— Vous m’avez procuré un passeport dominicain… Ça ne m’a pas servi à grand-chose…
— Tu es déjà venu me voir à la légation ? demandai-je.
— Oui. Quand tu m’as donné le passeport dominicain.
— Je n’ai jamais compris ce que je foutais à cette légation.
— Je ne sais pas, moi… Un jour tu m’as dit que tu servais plus ou moins de secrétaire à Rubirosa et que c’était une bonne planque pour toi… J’ai trouvé ça triste que Rubi se soit tué dans cet accident de voiture…
Oui, triste. Encore un témoin que je ne pourrai plus questionner.
— Dis-moi, Pedro… Quel était ton vrai nom ? Ça m’a toujours intrigué. Freddie me disait que tu ne t’appelais pas Pedro McEvoy… Mais que c’était Rubi qui t’avait fourni de faux papiers…
— Mon vrai nom ? J’aimerais bien le savoir.
Et je souriais pour qu’il pût prendre cela pour une plaisanterie.
— Freddie le savait lui, puisque vous vous étiez connus au collège… Qu’est-ce que vous avez pu me casser les oreilles avec vos histoires du collège de Luiza…
— Du collège de… ?
— De Luiza… Tu le sais très bien… Ne fais pas l’idiot… Le jour où ton père est venu vous chercher tous les deux en voiture… Il avait passé le volant à Freddie qui n’avait pas encore son permis… Celle-là, vous me l’avez au moins racontée cent fois…
Il hochait la tête. Ainsi, j’avais eu un père qui venait me chercher au « collège de Luiza ». Détail intéressant.
— Et toi ? lui dis-je. Tu travailles toujours dans les chevaux ?
— J’ai trouvé une place de professeur d’équitation, dans un manège à Givemy…