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Un rez-de-chaussée, au fond d’une impasse, de celles qu’on nomme « square » ou « villa ». La pièce où elle me reçut n’était pas meublée. Un seul divan, où nous nous assîmes, et le téléphone, sur ce divan. Une femme d’une quarantaine d’années, nerveuse et rousse. Le téléphone sonnait sans cesse et elle n’y répondait pas toujours, et quand elle y répondait, elle notait ce qu’on lui disait sur un agenda. Je lui montrai les bijoux. Je lui cédais le saphir et les deux broches à moitié prix, à condition qu’elle me payât tout de suite en liquide. Elle a accepté.

Dehors, tandis que je marchais vers la station de métro Courcelles, j’ai pensé à ce jeune homme qui était venu dans notre chambre de l’hôtel Castille, quelques mois auparavant. Il avait vendu très vite le clip et les deux bracelets de diamants, et me proposait gentiment de partager le bénéfice. Un homme de cœur. Je m’étais un peu confié à lui en lui parlant de mes projets de départ et même de cette peur qui m’empêchait quelquefois de sortir. Il m’avait dit que nous vivions une drôle d’époque.

Plus tard, je suis allé chercher Denise, square Edouard-VII, dans l’appartement où Van Allen, son ami hollandais, avait installé une maison de couture : elle se trouvait au premier étage d’un immeuble, juste au-dessus du Cintra. Je m’en souviens, parce que nous fréquentions ce bar, Denise et moi, à cause de la salle en sous-sol d’où l’on pouvait s’esquiver par une autre porte que l’entrée principale. Je crois que je connaissais tous les endroits publics, tous les immeubles de Paris qui possédaient de doubles issues.

Il régnait dans cette minuscule maison de couture une agitation semblable à celle de l’avenue Hoche, peut-être encore plus fébrile. Van Allen préparait sa collection d’été et tant d’efforts, tant d’optimisme me frappèrent car je me demandais s’il y aurait encore des étés. Il essayait sur une fille brune une robe d’un tissu léger et blanc, et d’autres mannequins entraient ou sortaient des cabines. Plusieurs personnes conversaient autour d’un bureau de style Louis XV où traînaient des croquis et des pièces de tissu. Denise s’entretenait dans un coin du salon avec une femme blonde d’une cinquantaine d’années et un jeune homme aux cheveux bruns bouclés. Je me suis mêlé à la conversation. Ils panaient, elle et lui, sur la côte d’Azur. On ne s’entendait plus, dans le brouhaha général. Des coupes de champagne circulaient, sans qu’on sût très bien pourquoi.

Nous nous sommes frayé un passage, Denise et moi, jusqu’au vestibule. Van Allen nous accompagnait. Je revois ses yeux bleus très clairs et son sourire quand il a glissé la tête dans l’entrebâillement de la porte et nous a envoyé un baiser, de la main, en nous souhaitant bonne chance.

Nous sommes passés une dernière fois rue Cambacérès, Denise et moi. Nous avions déjà fait nos bagages, une valise et deux sacs de cuir qui attendaient devant la grande table, au bout du salon. Denise a fermé les volets et tiré les rideaux. Elle a recouvert la machine à coudre de son coffret et enlevé le tissu de toile blanche qui était épinglé au buste du mannequin. J’ai pensé aux soirées que nous avions vécues ici. Elle travaillait d’après des patrons que lui donnait Van Allen, ou elle cousait, et moi, allongé sur le canapé, je lisais quelque livre de Mémoires ou l’un de ces romans policiers de la collection du Masque, qu’elle aimait tant. Ces soirées étaient les seuls moments de répit que je connaissais, les seuls moments où je pouvais avoir l’illusion que nous menions une vie sans histoires dans un monde paisible.

J’ai ouvert la valise et glissé les liasses de billets de banque qui gonflaient mes poches à l’intérieur des chandails et des chemises et au fond d’une paire de chaussures. Denise vérifiait le contenu d’un des sacs de voyage pour voir si elle n’avait rien oublié. J’ai suivi le couloir jusqu’à la chambre. Je n’ai pas allumé la lumière et je me suis posté à la fenêtre. La neige tombait toujours. L’agent de police en faction, sur le trottoir d’en face, se tenait à l’intérieur d’une guérite qu’on avait disposée là, quelques jours auparavant, à cause de l’hiver. Un autre agent de police, venant de la place des Saussaies, se dirigeait à pas pressés vers la guérite. Il serrait la main de son collègue, lui tendait une thermos et, chacun à son tour, ils buvaient dans le gobelet.

Denise est entrée. Elle m’a rejoint à la fenêtre. Elle portait un manteau de fourrure et s’est serrée contre moi. Elle sentait un parfum poivré. Sous le manteau de fourrure elle avait un chemisier. Nous nous sommes retrouvés sur le lit dont il ne restait que le sommier.

Gare de Lyon, Gay Orlow et Freddie nous attendaient à l’entrée du quai de départ. Sur un chariot, à côté d’eux, étaient empilées leurs nombreuses valises. Gay Orlow avait une malle-armoire. Freddie discutait avec le porteur et lui a offert une cigarette. Denise et Gay Orlow parlaient ensemble et Denise lui demandait si le chalet qu’avait loué Freddie serait assez grand pour nous tous. La gare était obscure, sauf le quai où nous nous trouvions, baigné d’une lumière jaune. Wildmer nous à rejoints, dans un manteau roux qui lui battait les mollets, comme d’habitude. Un feutre lui cachait le front. Nous avons fait monter les bagages dans nos wagons-lits respectifs. Nous attendions l’annonce du départ, dehors, devant le wagon. Gay Orlow avait reconnu quelqu’un parmi les voyageurs qui prenaient ce train mais Freddie lui avait demandé de ne parler à personne et de ne pas attirer l’attention sur nous.

Je suis resté quelque temps avec Denise et Gay Orlow dans leur compartiment. Le store était à moitié rabattu et en me penchant, je voyais, par la vitre, que nous traversions la banlieue. Il continuait de neiger. J’ai embrassé Denise et Gay Orlow et j’ai regagné mon compartiment où Freddie était déjà installé. Bientôt Wildmer nous a rendu visite. Il se trouvait dans un compartiment qu’il occupait seul, pour l’instant, et il espérait que personne n’y viendrait jusqu’à la fin du voyage. Il craignait en effet qu’on le reconnût car on avait beaucoup vu sa photographie dans les journaux hippiques quelques années auparavant, à l’époque de son accident sur le terrain de courses d’Auteuil. Nous tâchions de le rassurer en lui disant qu’on oublie très vite le visage des jockeys.

Nous nous sommes allongés sur nos couchettes, Freddie et moi. Le train avait pris de la vitesse. Nous laissions nos veilleuses allumées et Freddie fumait nerveusement. Il était un peu anxieux, à cause des contrôles éventuels. Moi aussi, mais je tentais de le dissimuler. Nous avions, Freddie, Gay Orlow, Wildmer et moi des passeports dominicains grâce à Rubirosa, mais nous ne pouvions pas vraiment jurer de leur efficacité. Rubi lui-même me l’avait dit. Nous étions à la merci d’un policier ou d’un contrôleur plus tatillon que les autres. Seule, Denise ne risquait rien. Elle était une authentique Française.