Le train s’est arrêté pour la première fois. Dijon. La voix du haut-parleur était étouffée par la neige. Nous avons entendu quelqu’un qui marchait le long du couloir. On ouvrait la porte d’un compartiment. Peut-être entrait-on chez Wildmer. Alors, nous avons été pris, Freddie et moi, d’un fou rire nerveux.
Le train est resté une demi-heure en gare de Chalon-sur-Saône. Freddie s’était endormi et j’ai éteint la veilleuse du compartiment. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sentais plus rassuré dans l’obscurité.
J’ai essayé de penser à autre chose, de ne pas prêter l’oreille aux pas qui résonnaient dans le couloir. Sur le quai, des gens parlaient et je saisissais quelques mots de leur conversation. Ils devaient se trouver devant notre fenêtre. L’un d’eux toussait, d’une toux grasse. Un autre sifflotait. Le bruit cadencé d’un train qui passait a couvert leurs voix.
La porte s’est ouverte brusquement et la silhouette d’un homme en pardessus s’est découpée à la lumière du couloir. Il a balayé de haut en bas le compartiment de sa torche électrique, pour vérifier combien nous étions. Freddie s’est réveillé en sursaut.
— Vos papiers…
Nous lui avons tendu nos passeports dominicains. Il les a examinés d’un œil distrait, puis il les a donnés à quelqu’un, à côté de lui, que nous ne voyions pas à cause du battant de la porte. J’ai fermé les yeux. Ils ont échangé quelques mots inaudibles.
Il a fait un pas à l’intérieur du compartiment. Il avait nos passeports à la main.
— Vous êtes diplomates ?
— Oui, ai-je répondu machinalement.
Au bout de quelques secondes, je me suis souvenu que Rubirosa nous avait donné des passeports diplomatiques.
Sans un mot, il nous a remis nos passeports et a fermé la porte.
Nous retenions notre respiration dans le noir. Nous sommes restés silencieux jusqu’au départ du train. Il s’est ébranlé. J’ai entendu le rire de Freddie. Il a allumé la lumière.
— On va voir les autres ? m’a-t-il dit.
Le compartiment de Denise et de Gay Orlow n’avait pas été contrôlé. Nous les avons réveillées. Elles ne comprenaient pas la raison de notre agitation. Puis Wildmer nous a rejoints, le visage grave. Il tremblait encore. On lui avait aussi demandé s’il était « diplomate dominicain », quand il avait montré son passeport, et il n’avait pas osé répondre, de crainte que parmi les policiers en civil et les contrôleurs, se trouvât un turfiste qui le reconnût.
Le train glissait à travers un paysage blanc de neige. Comme il était doux, ce paysage, et amical. J’éprouvais une ivresse et une confiance que je n’avais jamais ressenties jusque-là à voir ces maisons endormies.
Il faisait encore nuit quand nous sommes arrivés à Sallanches. Un car et une grosse automobile noire stationnaient devant la gare. Freddie, Wildmer et moi nous portions les valises tandis que deux hommes avaient pris en charge la malle-armoire de Gay Orlow. Nous étions une dizaine de voyageurs qui allions monter dans le car pour Megève et le chauffeur et les deux porteurs empilaient les valises à l’arrière, lorsqu’un homme blond s’est approché de Gay Orlow, le même qu’elle avait remarqué à la gare de Lyon, la veille. Ils ont échangé quelques mots en français. Plus tard, elle nous a expliqué qu’il s’agissait d’une vague relation, un Russe dont le prénom était Kyril. Celui-ci a désigné la grosse automobile noire au volant de laquelle quelqu’un attendait, et à proposé de nous conduire à Megève. Mais Freddie a décliné cette invitation, en disant qu’il préférait prendre le car.
Il neigeait. Le car avançait lentement et l’automobile noire nous a doublés. Nous suivions une route en pente et la carcasse du car tremblait à chaque reprise. Je me demandais si nous ne tomberions pas en panne avant Megève. Quelle importance ? À mesure que la nuit laissait place à un brouillard blanc et cotonneux que perçaient à peine les feuillages des sapins, je me disais que personne ne viendrait nous chercher ici. Nous ne risquions rien. Nous devenions peu à peu invisibles. Même nos habits de ville qui auraient pu attirer l’attention sur nous – le manteau roux de Wildmer et son feutre bleu marine, le manteau en peau de léopard de Gay, le poil de chameau de Freddie, son écharpe verte et ses grosses chaussures de golf noir et blanc – se fondaient dans le brouillard. Qui sait ? Peut-être finirions-nous par nous volatiliser. Ou bien nous ne serions plus que cette buée qui recouvrait les vitres, cette buée tenace qu’on ne parvenait pas à effacer avec la main. Comment le chauffeur se repérait-il ? Denise s’était endormie et sa tête avait basculé sur mon épaule.
Le car s’est arrêté au milieu de la place, devant la mairie. Freddie a fait charger nos bagages sur un traîneau qui attendait là et nous sommes allés boire quelque chose de chaud dans une pâtisserie-salon de thé, tout près de l’église. L’établissement venait d’ouvrir et la dame qui nous a servis paraissait étonnée de notre présence si matinale. Ou bien étaient-ce l’accent de Gay Orlow et nos tenues de citadins ? Wildmer s’émerveillait de tout. Il ne connaissait pas encore la montagne ni les sports d’hiver. Le front collé à la vitre, bouche bée, il regardait la neige qui tombait sur le monument aux morts et la mairie de Megève. Il questionnait la dame pour savoir de quelle manière fonctionnaient les téléphériques et s’il pouvait s’inscrire à une école de ski.
Le chalet s’appelait « Croix du Sud ». Il était grand, construit en bois foncé, avec des volets verts. Je crois que Freddie l’avait loué à l’un de ses amis de Paris. Il dominait l’un des virages d’une route et de celle-ci on ne le remarquait pas car un rideau de sapins le protégeait. On y accédait de la route en suivant un chemin en lacets. La route, elle aussi, montait quelque part, mais je n’ai jamais eu la curiosité de savoir jusqu’où. Notre chambre, à Denise et à moi, était au premier étage et de la fenêtre, par-dessus les sapins, nous avions une vue sur tout le village de Megève. Je m’étais exercé à reconnaître, les jours de beau temps, le clocher de l’église, la tache ocre que faisait un hôtel au pied de Rochebrune, la gare routière et la patinoire et le cimetière, tout au fond. Freddie et Gay Orlow occupaient une chambre au rez-de-chaussée, à côté de la salle de séjour, et pour accéder à la chambre de Wildmer, il fallait descendre encore un étage car elle se trouvait en contrebas et sa fenêtre, un hublot, était au ras du sol. Mais Wildmer lui-même avait choisi de s’installer là – dans son terrier, comme il disait.
Au début, nous ne quittions pas le chalet. Nous faisions d’interminables parties de cartes dans la salle de séjour. Je garde un souvenir assez précis de cette pièce. Un tapis de laine. Une banquette de cuir au-dessus de laquelle courait un rayonnage de livres. Une table basse. Deux fenêtres qui donnaient sur un balcon. Une femme qui habitait dans le voisinage se chargeait des courses à Megève.
Denise lisait des romans policiers qu’elle avait trouvés sur le rayonnage. Moi aussi. Freddie se laissait pousser la barbe et Gay Orlow nous préparait chaque soir un bortsch. Wildmer avait demandé qu’on lui rapportât régulièrement du village Paris-Sport qu’il lisait, caché au fond de son « terrier ». Un après-midi, alors que nous jouions au bridge, il est apparu, le visage révulsé, en brandissant ce journal. Un chroniqueur retraçait les événements marquants du monde des courses de ces dix dernières années et évoquait, entre autres choses : « L’accident spectaculaire, à Auteuil, du jockey anglais André Wildmer. » Quelques photos illustraient l’article parmi lesquelles une photo de Wildmer, minuscule, plus petite qu’un timbre-poste. Et c’était cela qui l’affolait : que quelqu’un à la gare de Sallanches ou à Megève, dans la pâtisserie près de l’église, eût pu le reconnaître. Que la dame qui nous apportait les provisions et s’occupait un peu du ménage l’eût identifié comme « le jockey anglais André Wildmer ». Une semaine avant notre départ, n’avait-il pas reçu un coup de téléphone anonyme, chez lui, square des Aliscamps ? Une voix feutrée lui avait dit : « Allô ? Toujours à Paris, Wildmer ? » Et on avait éclaté de rire et raccroché.