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Il arrivait qu’au cœur de la soirée, on éteignît brusquement la lumière de la salle de séjour, ou qu’un couple s’isolât dans une chambre.

Ce « Kyril », enfin, que Gay Orlow avait rencontré à la gare de Sallanches, et qui nous avait proposé l’usage de sa voiture. Un Russe, marié à une Française, très jolie femme. Je crois qu’il trafiquait dans les boîtes de peinture et l’aluminium. Du chalet, il téléphonait souvent à Paris et je répétais à Freddie que ces appels téléphoniques attireraient l’attention sur nous, mais chez Freddie, comme chez Wildmer, toute prudence avait disparu.

Ce furent « Kyril » et sa femme qui amenèrent un soir, au chalet, Bob Besson et un certain « Oleg de Wrédé ». Besson était moniteur de ski et avait eu, pour clients, des célébrités. Il pratiquait le saut de tremplin et de mauvaises chutes lui avaient couturé le visage de cicatrices. Il boitait légèrement. Un petit homme brun, originaire de Megève. Il buvait, ce qui ne l’empêchait pas de skier à partir de huit heures du matin. Outre son métier de moniteur, il occupait un poste dans les services du ravitaillement, et à ce titre disposait d’une automobile, la conduite intérieure noire que j’avais remarquée à notre arrivée à Sallanches. Wrédé, un jeune Russe que Gay Orlow avait déjà rencontré à Paris, faisait de fréquents séjours à Megève. Il semblait qu’il vécût d’expédients, d’achats et de reventes de pneus et de pièces détachées, car lui aussi téléphonait à Paris du chalet, et je l’entendais toujours appeler un mystérieux « Garage de la Comète ».

Pourquoi, ce soir-là, ai-je lié conversation avec Wrédé ? Peut-être parce qu’il était d’un abord agréable. Il avait un regard franc et un air de joyeuse naïveté. Il riait pour un rien. Une attention qui lui faisait sans cesse vous demander si « vous vous sentiez bien », si « vous ne vouliez pas un verre d’alcool », si « vous ne préfériez pas être assis sur ce canapé, plutôt que sur cette chaise », si « vous aviez bien dormi la nuit dernière »… Une manière de boire vos paroles, l’œil rond, le front plissé, comme si vous prononciez des oracles.

Il avait compris quelle était notre situation et, très vite, me demanda si nous voulions rester longtemps « dans ces montagnes ». Comme je lui répondais que nous n’avions pas le choix, il me déclara à voix basse qu’il connaissait un moyen de passer clandestinement la frontière suisse. Est-ce que cela m’intéressait ?

J’ai hésité un instant et lui ai dit que oui.

Il m’a dit qu’il fallait compter 50 000 francs par personne et que Besson était dans le coup. Besson et lui se chargeaient de nous conduire jusqu’à un point proche de la frontière où un passeur expérimenté de leurs amis les relaierait. Ils avaient ainsi fait passer en Suisse une dizaine de gens dont il citait les noms. J’avais le temps de réfléchir. Il repartait à Paris mais serait de retour la semaine suivante. Il me donnait un numéro à Paris : Auteuil 54-73, où je pourrais le joindre si je prenais une décision rapide.

J’en ai parlé à Gay Orlow, à Freddie et à Wildmer. Gay Orlow a paru étonnée que « Wrédé » s’occupât du passage des frontières, elle qui ne le voyait que sous l’aspect d’un jeune homme frivole, vivotant de trafics. Freddie pensait qu’il était inutile de quitter la France puisque nos passeports dominicains nous protégeaient. Wildmer, lui, trouvait à Wrédé une « gueule de gigolo », mais c’était surtout Besson qu’il n’aimait pas. Il nous affirmait que les cicatrices du visage de Besson étaient fausses et qu’il les dessinait lui-même chaque matin à l’aide d’un maquillage. Rivalité de sportifs ? Non, vraiment, il ne pouvait pas supporter Besson qu’il appelait : « Carton Pâte ». Denise, elle, trouvait Wrédé « sympathique ».

Ça s’est décidé très vite. À cause de la neige. Depuis une semaine, il n’arrêtait pas de neiger. J’éprouvais de nouveau cette impression d’étouffement que j’avais déjà connue à Paris. Je me suis dit que si je restais plus longtemps ici, nous serions pris au piège. Je l’ai expliqué à Denise.

Wrédé est revenu la semaine suivante. Nous sommes tombés d’accord et nous avons parlé du passage de la frontière, avec lui et avec Besson. Jamais Wrédé ne m’avait semblé aussi chaleureux, aussi digne de confiance. Sa manière amicale de vous taper sur l’épaule, ses yeux clairs, ses dents blanches, son empressement, tout cela me plaisait, bien que Gay Orlow m’eût souvent dit en riant qu’avec les Russes et les Polonais, il fallait se méfier.

Très tôt, ce matin-là, nous avons bouclé nos bagages, Denise et moi. Les autres dormaient encore et nous n’avons pas voulu les réveiller. J’ai laissé un mot à Freddie.

Ils nous attendaient au bord de la route, dans l’automobile noire de Besson, celle que j’avais déjà vue, à Sallanches. Wrédé était au volant, Besson assis à côté de lui. J’ai ouvert moi-même le coffre de la voiture pour charger les bagages et nous avons pris place, Denise et moi, sur le siège arrière.

Pendant tout le trajet, nous n’avons pas parlé. Wrédé paraissait nerveux.

Il neigeait. Wrédé conduisait lentement. Nous suivions de petites routes de montagne. Le voyage a bien duré deux heures.

C’est au moment où Wrédé a arrêté la voiture et m’a demandé l’argent que j’ai eu un vague pressentiment. Je lui ai tendu les liasses de billets. Il les a comptés. Puis il s’est retourné vers nous et m’a souri. Il a dit que maintenant nous allions nous séparer par mesure de prudence, pour passer la frontière. Je partirais avec Besson, lui avec Denise et les bagages. Nous nous retrouverions dans une heure chez ses amis, de l’autre côté… Il souriait toujours. Étrange sourire que je revois encore dans mes rêves.

Je suis descendu de la voiture avec Besson. Denise s’est assise à l’avant, aux côtés de Wrédé. Je la regardais, et de nouveau un pressentiment m’a pincé le cœur. J’ai voulu ouvrir la portière et lui demander de descendre. Nous serions partis tous les deux. Mais je me suis dit que j’avais un naturel très méfiant et que je me faisais des idées. Denise, elle, semblait confiante et de bonne humeur. De la main, elle m’a envoyé un baiser.

Elle était habillée, ce matin-là, d’un manteau de skunks, d’un pull-over Jacquard et d’un pantalon de ski que lui avait prêté Freddie. Elle avait vingt-six ans, les cheveux châtains, les yeux verts, et mesurait 1,65 m. Nous n’avions pas beaucoup de bagages : deux sacs de cuir et une petite valise marron foncé.

Wrédé, toujours souriant, a mis en marche le moteur. J’ai fait un signe du bras à Denise qui penchait la tête par la vitre baissée. J’ai suivi du regard la voiture qui s’éloignait. Elle n’était plus, là-bas, qu’un tout petit point noir.

J’ai commencé à marcher, derrière Besson. J’observais son dos et la trace de ses pas dans la neige. Brusquement, il m’a dit qu’il partait en éclaireur, car nous approchions de la frontière. Il me demandait de l’attendre.

Au bout d’une dizaine de minutes, j’ai compris qu’il ne reviendrait pas. Pourquoi avais-je entraîné Denise dans ce guet-apens ? De toutes mes forces, j’essayais d’écarter la pensée que Wrédé allait l’abandonner elle aussi et qu’il ne resterait rien de nous deux.

Il neigeait toujours. Je continuais de marcher, en cherchant vainement un point de repère. J’ai marché pendant des heures et des heures. Et puis, j’ai fini par me coucher dans la neige. Tout autour de moi, il n’y avait plus que du blanc.

XXXVIII

Je suis descendu du train à Sallanches. Il y avait du soleil. Sur la place de la gare, un autocar attendait, le moteur en marche. Un seul taxi, une DS 19, était garé le long du trottoir. Je suis monté dedans.