— À Megève, ai-je dit au chauffeur.
Il a démarré. Un homme d’une soixantaine d’années, les cheveux poivre et sel, qui portait une canadienne au col de fourrure usé. Il suçait un bonbon ou une pastille.
— Beau temps, hein ? m’a-t-il dit.
— Eh oui…
Je regardais par la vitre et essayais de reconnaître la route que nous suivions, mais sans la neige, elle ne ressemblait plus du tout à celle de jadis. Le soleil sur les sapins et sur les prairies, la voûte que formaient les arbres, au-dessus de la route, tous ces verts différents me surprenaient.
— Je ne reconnais plus le paysage, dis-je au chauffeur.
— Vous êtes déjà venu ici ?
— Oui, il y a très longtemps… et sous la neige…
— Ce n’est pas la même chose, sous la neige. Il sortit de sa poche une petite boîte ronde et métallique qu’il me tendit.
— Vous voulez une Valda ?
— Merci.
Il en prit une lui aussi.
— J’ai arrêté de fumer depuis une semaine… C’est mon docteur qui m’a recommandé de sucer des Valda… Vous fumez, vous ?
— J’ai arrêté moi aussi… Dites-moi… Vous êtes de Megève ?
— Oui, monsieur.
— J’ai connu des gens à Megève… J’aimerais bien savoir ce qu’ils sont devenus… Par exemple j’ai connu un type qui s’appelait Bob Besson…
Il a ralenti et s’est tourné vers moi.
— Robert ? Le moniteur ?
— Oui.
Il a hoché la tête.
— J’étais à l’école avec lui.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il est mort. Il s’est tué en sautant d’un tremplin, il y a quelques années.
— Ah bon…
— Il aurait pu faire quelque chose de bien… Mais… Vous l’avez connu ?
— Pas très bien.
— Robert a eu la tête tournée très jeune, à cause de ses clients…
Il a ouvert la boîte de métal et avalé une pastille.
— Il est mort sur le coup… en sautant…
Le car nous suivait, à une vingtaine de mètres. Un car bleu ciel.
— Il était très ami avec un Russe, non ? ai-je demandé.
— Un Russe ? Besson, ami avec un Russe ?
Il ne comprenait pas ce que je voulais dire.
— Vous savez, Besson n’était vraiment pas un type très intéressant… Il avait une mauvaise mentalité…
J’ai compris qu’il n’en dirait pas plus sur Besson.
— Vous connaissez un chalet de Megève qui s’appelle « Croix du Sud » ?
— La « Croix du Sud » ?… Il y a eu beaucoup de chalets qui se sont appelés comme ça…
Il me tendait de nouveau la boîte de pastilles. J’en pris une.
— Le chalet surplombait une route, dis-je.
— Quelle route ?
Oui : quelle route ? Celle que je voyais dans mon souvenir ressemblait à n’importe quelle route de montagne. Comment la retrouver ? Et le chalet n’existait peut-être plus. Et même s’il existait encore…
Je me suis penché vers le chauffeur. Mon menton est venu toucher le col de fourrure de sa canadienne.
— Ramenez-moi à la gare de Sallanches, ai-je dit.
Il s’est retourné vers moi. Il paraissait surpris.
— Comme vous voudrez, monsieur.
XXXIX
Objet : HOWARD DE Luz. Alfred Jean.
Né à : Port-Louis (île Maurice), le 30 juillet 1912 de HOWARD DE LUZ, Joseph Simety et de Louise, née FOUQUEREAUX.
Nationalité : anglaise (et américaine)
M. Howard de Luz a résidé successivement :
Château Saint-Lazare, à Valbreuse (Orne)
23, rue Raynouard, à Paris (16e)
Hôtel Chateaubriand, 18, rue du Cirque, à Paris (8e)
56, avenue Montaigne, à Paris (8e)
25, avenue du Maréchal-Lyautey, à Paris (16e)
M. Howard de Luz, Alfred Jean, n’avait pas de profession bien définie, à Paris.
Il se serait consacré de 1934 à 1939 à la prospection et à l’achat de meubles anciens, pour le compte d’un Grec résidant en France, nommé Jimmy Stern, et aurait fait, à cette occasion, un long voyage aux États-Unis, d’où sa grand-mère était originaire.
Il semble que M. Howard de Luz, bien qu’appartenant à une famille française de l’île Maurice, ait joui de la double nationalité anglaise et américaine.
En 1950 M. Howard de Luz a quitté la France pour se fixer en Polynésie sur l’île de Padipi, proche de Bora Bora (Iles de la Société).
À cette fiche était joint le mot suivant :
« Cher Monsieur, veuillez m’excuser du retard avec lequel je vous communique les renseignements que nous possédons concernant M. Howard de Luz. Il a été très difficile de les trouver : M. Howard de Luz étant ressortissant britannique (ou américain) n’a guère laissé de traces dans nos services.
« Mon souvenir cordial à vous et à Hutte.
« J.-P. Bernardy. »
XL
« Mon cher Hutte, je vais quitter Paris la semaine prochaine pour une île du Pacifique où j’ai quelque chance de retrouver un homme qui me donnera des renseignements sur ce qu’a été ma vie. Il s’agirait d’un ami de jeunesse.
Jusque-là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie…
Est-ce qu’il s’agit bien de la mienne ? Ou de celle d’un autre dans laquelle je me suis glissé ?
Je vous écrirai de là-bas.
J’espère que tout va bien pour vous à Nice et que vous avez obtenu cette place de bibliothécaire que vous convoitiez, dans ce lieu qui vous rappelle votre enfance. »
XLI
AUTeuil 54-73 : GARAGE DE LA COMÈTE – 5, rue Foucault. Paris 16e.
XLII
Une rue qui donne sur le quai, avant les jardins du Trocadéro, et il me sembla que dans cette rue habitait Waldo Blunt, le pianiste américain que j’avais accompagné jusque chez lui et qui fut le premier mari de Gay Orlow.
Le garage était fermé depuis longtemps, si l’on en jugeait par la grande porte de fer rouillée. Au-dessus d’elle, sur le mur gris, on pouvait encore lire, bien que les lettres bleues fussent à moitié effacées : GARAGE DE LA COMÈTE.
Au premier étage, à droite, une fenêtre dont le store orange pendait. La fenêtre d’une chambre ? d’un bureau ? Le Russe se trouvait-il dans cette pièce quand je lui avais téléphoné de Megève à AUTeuil 54-73 ? Quelles étaient ses activités au Garage de la Comète ? Comment le savoir ? Tout paraissait si lointain devant ce bâtiment abandonné…
J’ai fait demi-tour et suis resté un moment sur le quai. Je regardais les voitures qui filaient et les lumières, de l’autre côté de la Seine, près du Champ-de-Mars. Quelque chose de ma vie subsistait peut-être, là-bas, dans un petit appartement en bordure des jardins, une personne qui m’avait connu et qui se souvenait encore de moi.
XLIII
Une femme se tient à l’une des fenêtres d’un rez-de-chaussée, à l’angle de la rue Rude et de la rue de Saïgon. Il y a du soleil et des enfants jouent au ballon sur le trottoir, un peu plus loin. Sans cesse, on entend les enfants crier : « Pedro » car l’un d’eux porte ce prénom et les autres l’interpellent tout en continuant de jouer. Et ce « Pedro » lancé par des voix au timbre clair résonne d’une drôle de façon dans la rue.
De sa fenêtre, elle ne voit pas les enfants. Pedro. Elle a connu quelqu’un qui s’appelait comme ça, il y a longtemps. Elle essaie de se rappeler à quelle époque, tandis que lui parviennent les cris, les rires et le bruit mat du ballon qui rebondit contre un mur. Mais oui. C’était du temps où elle faisait le mannequin, chez Alex Maguy. Elle avait rencontré une certaine Denise, une blonde au visage un peu asiatique, qui travaillait elle aussi dans la couture. Elles avaient tout de suite sympathisé.