Le bar s’était vidé, peu à peu. Il ne restait que le Japonais aux lunettes cerclées d’or, moi, et tout au fond, la jeune femme que j’avais vue sur les genoux de l’homme aux cheveux gris, et qui était maintenant assise à côté d’un gros rougeaud au costume bleu clair. Ils parlaient allemand. Et très fort. Waldo Blunt jouait un air lent que je connaissais bien.
Il se tourna vers nous.
— Voulez-vous que je joue quelque chose de particulier, mesdames, messieurs ? demanda-t-il d’une voix froide où perçait un léger accent américain.
Le Japonais, à côté de moi, ne réagit pas. Il était immobile, le visage lisse, et je craignis de le voir basculer de son fauteuil au moindre courant d’air, car il s’agissait certainement d’un cadavre embaumé.
— Sag warum, s’il vous plaît, lança la femme du fond, d’une voix rauque.
Blunt eut un petit hochement de tête et commença à jouer Sag warum. La lumière du bar baissa, comme dans certains dancings aux premières mesures d’un slow. Ils en profitaient pour s’embrasser et la main de la femme glissait dans l’échancrure de la chemise du gros rougeaud, puis plus bas. Les lunette cerclées d’or du Japonais jetaient de brèves lueurs. Devant son piano, Blunt avait l’air d’un automate qui tressautait : l’air de Sag warum exige qu’on plaque sans cesse des accords sur le clavier.
À quoi pensait-il, tandis que derrière lui un gros rougeaud caressait la cuisse d’une femme blonde et qu’un Japonais embaumé se tenait sur un fauteuil de ce bar du Hilton depuis plusieurs jours ? Il ne pensait à rien, j’en étais sûr. Il flottait dans une torpeur de plus en plus opaque. Avais-je le droit de le tirer brusquement de cette torpeur, et de réveiller chez lui quelque chose de douloureux ?
Le gros rougeaud et la blonde quittèrent le bar pour aller prendre une chambre, certainement.
L’homme la tirait par le bras et elle manqua de trébucher. Il n’y avait plus que moi et le Japonais. Blunt se tourna de nouveau vers nous et dit de sa voix froide :
— Voulez-vous que je joue un autre air ?
Le Japonais ne sourcilla pas.
— Que reste-t-il de nos amours, s’il vous plaît, monsieur, lui dis-je.
Il jouait cet air avec une lenteur étrange et la mélodie semblait distendue, embourbée dans un marécage d’où les notes avaient de la peine à se dégager. De temps en temps il s’arrêtait de jouer comme un marcheur épuisé et titubant. Il regarda sa montre, se leva brusquement, et inclina la tête à notre attention :
— Messieurs, il est vingt et une heures. Bonsoir.
Il sortit. Je lui emboîtai le pas, laissant le Japonais embaumé dans la crypte du bar.
Il suivit le couloir et traversa le hall désert.
Je le rattrapai.
— Monsieur Waldo Blunt ?… Je voudrais vous parler.
— À quel sujet ?
Il me lança un regard traqué.
— Au sujet de quelqu’un que vous avez connu… Une femme qui s’appelait Gay. Gay Orlow…
Il se figea au milieu du hall.
— Gay…
Il écarquillait les yeux, comme si la lumière d’un projecteur avait été braquée sur son visage.
— Vous… vous avez connu… Gay ?
— Non.
Nous étions sortis de l’hôtel. Une file d’hommes et de femmes en tenue de soirée aux couleurs criardes – robes longues de satin vert ou bleu ciel, et smokings grenat – attendait des taxis.
— Je ne voudrais pas vous déranger…
— Vous ne me dérangez pas, me dit-il d’un air préoccupé. Ça fait tellement longtemps que je n’ai pas entendu parler de Gay… Mais qui êtes vous ?
— Un cousin à elle. Je… J’aimerais avoir des détails à son sujet…
— Des détails ?
Il se frottait la tempe de l’index.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Nous avions pris une rue étroite qui longeait l’hôtel et menait jusqu’à la Seine.
— Il faut que je rentre chez moi, me dit-il.
— Je vous accompagne.
— Alors, vous êtes vraiment un cousin de Gay ?
— Oui. Nous voudrions avoir des renseignements sur elle, dans notre famille.
— Elle est morte depuis longtemps.
— Je sais.
Il marchait d’un pas rapide et j’avais de la peine à le suivre. J’essayais de demeurer à sa hauteur. Nous avions atteint le quai Branly.
— J’habite en face, me dit-il en désignant l’autre rive de la Seine.
Nous nous sommes engagés sur le pont de Bir-Hakeim.
— Je ne pourrai pas vous donner beaucoup de renseignements, me dit-il. J’ai connu Gay il y a très longtemps.
Il avait ralenti son allure, comme s’il se sentait en sécurité. Peut-être avait-il marché vite jusque-là parce qu’il se croyait suivi. Ou pour me semer.
— Je ne savais pas que Gay avait de la famille, m’a-t-il dit.
— Si… si… du côté Giorgiadzé…
— Pardon ?
— La famille Giorgiadzé… Son grand-père s’appelait Giorgiadzé…
— Ah bon…
Il s’arrêta et vint s’appuyer contre le parapet de pierre du pont. Je ne pouvais pas l’imiter parce que cela me donnait le vertige. Alors je restais debout, devant lui. Il hésitait à parler.
— Vous savez que… j’ai été marié avec elle ?…
— Je sais.
— Comment le savez-vous ?
— C’était inscrit sur de vieux papiers.
— Nous passions ensemble dans une boîte de nuit, à New York… Je jouais du piano… Elle m’a demandé de se marier avec moi, uniquement parce qu’elle voulait rester en Amérique, et ne pas avoir de difficultés avec les services de l’immigration…
Il hochait la tête à ce souvenir.
— C’était une drôle de fille. Après, elle a fréquenté Lucky Luciano… Elle l’avait connu quand elle passait au casino de Palm Island…
— Luciano ?
— Oui, oui : Luciano… Elle se trouvait avec lui quand il s’est fait arrêter, en Arkansas… Après, elle a rencontré un Français et j’ai su qu’elle était partie en France avec lui…
Son regard s’était éclairé. Il me souriait.
— Ça me fait plaisir, monsieur, de pouvoir parler de Gay…
Un métro, au-dessus de nous, est passé, en direction de la rive droite de la Seine. Puis un second, dans l’autre sens. Leur fracas a étouffé la voix de Blunt. Il me parlait, je le voyais aux mouvements de ses lèvres.
— … La plus belle fille que j’ai connue…
Cette bribe de phrase que je parvins à saisir me causa un vif découragement. J’étais au milieu d’un pont, la nuit, avec un homme que je ne connaissais pas, essayant de lui arracher des détails qui me renseigneraient sur mon propre compte et le bruit des métros m’empêchait de l’entendre.
— Vous ne voulez pas que nous avancions un peu ?
Mais il était si absorbé qu’il ne me répondit pas. Cela faisait si longtemps, sans doute, qu’il n’avait pas pensé à cette Gay Orlow, que tous les souvenirs la concernant revenaient à la surface et l’étourdissaient comme une brise marine. Il restait là, appuyé contre le parapet du pont.
— Vous ne voulez vraiment pas que nous avancions ?
— Vous avez connu Gay ? Vous l’avez rencontrée ?
— Non. C’est justement pour ça que je voudrais avoir des détails.
— C’était une blonde… avec des yeux verts… Une blonde… très particulière… Comment vous dire ? Une blonde… cendrée…
Une blonde cendrée. Et qui a peut-être joué un rôle important dans ma vie. Il faudra que je regarde sa photo attentivement. Et peu à peu, tout reviendra. À moins qu’il ne finisse par me mettre sur une piste plus précise. C’était déjà une chance de l’avoir trouvé, ce Waldo Blunt.