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Je lui ai pris le bras, car nous ne pouvions pas rester sur le pont. Nous suivions le quai de Passy.

— Vous l’avez revue en France ? lui demandai-je.

— Non. Quand je suis arrivé en France, elle était déjà morte. Elle s’est suicidée…

— Pourquoi ?

— Elle me disait souvent qu’elle avait peur de vieillir…

— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?

— Après l’histoire avec Luciano, elle a rencontré ce Français. Nous nous sommes vus quelquefois à ce moment-là…

— Vous l’avez connu, ce Français ?

— Non. Elle m’a dit qu’elle allait se marier avec lui pour obtenir la nationalité française… C’était son obsession d’avoir une nationalité…

— Mais vous étiez divorcés ?

— Bien sûr… Notre mariage a duré six mois…

Juste pour calmer les services de l’immigration qui voulaient l’expulser des États-Unis…

Je me concentrais pour ne pas perdre le fil de son histoire. Il avait la voix très sourde.

— Elle est partie en France… Et je ne l’ai plus revue… Jusqu’à ce que j’apprenne… son suicide…

— Comment l’avez-vous su ?

— Par un ami américain qui avait connu Gay et qui était à Paris à l’époque. Il m’a envoyé une petite coupure de journal…

— Vous l’avez gardée ?

— Oui. Elle est certainement chez moi, dans un tiroir.

Nous arrivions à la hauteur des jardins du Trocadéro. Les fontaines étaient illuminées et il y avait beaucoup de circulation. Des touristes se groupaient devant les fontaines et sur le pont d’Iéna. Un samedi soir d’octobre, mais à cause de la tiédeur de l’air, des promeneurs et des arbres qui n’avaient pas encore perdu leurs feuilles, on aurait dit un samedi soir de printemps.

— J’habite un peu plus loin…

Nous avons dépassé les jardins et nous nous sommes engagés dans l’avenue de New-York. Là, sous les arbres du quai, j’ai eu l’impression désagréable de rêver. J’avais déjà vécu ma vie et je n’étais plus qu’un revenant qui flottait dans l’air tiède d’un samedi soir. Pourquoi vouloir renouer des liens qui avaient été sectionnés et chercher des passages murés depuis longtemps ? Et ce petit homme grassouillet et moustachu qui marchait à côté de moi, j’avais peine à le croire réel.

— C’est drôle, je me rappelle brusquement le nom du Français que Gay avait connu en Amérique…

Comment s’appelait-il ? demandai-je, d’une voix qui tremblait.

— Howard… C’était son nom… pas son prénom… Attendez… Howard de quelque chose…

Je m’arrêtai et me penchai vers lui.

— Howard de quoi ?…

— De… de… de Luz. L… U… Z… Howard de Luz… Howard de Luz… ce nom m’avait frappé… moitié anglais… moitié français… ou espagnol…

— Et le prénom ?

— Ça…

Il faisait un geste d’impuissance.

— Vous ne savez pas comment il était au physique ?

— Non.

Je lui montrerais la photo où Gay se trouvait avec le vieux Giorgiadzé et celui que je croyais être moi.

— Et quel métier exerçait-il, cet Howard de Luz ?

— Gay m’a dit qu’il appartenait à une famille de la noblesse… Il ne faisait rien.

Il eut un petit rire.

— Si… si… attendez… Ça me revient… Il avait fait un long séjour à Hollywood… Et là, Gay m’a dit qu’il était le confident de l’acteur John Gilbert.

— Le confident de John Gilbert ?

— Oui… À la fin de la vie de Gilbert…

Les automobiles roulaient vite avenue de New-York, sans qu’on entendît leur moteur, et cela augmentait l’impression de rêve que j’éprouvais. Elles filaient dans un bruit étouffé, fluide, comme si elles glissaient sur l’eau. Nous arrivions à la hauteur de la passerelle qui précède le pont de l’Alma. Howard de Luz. Il y avait une chance pour que ce fût mon nom. Howard de Luz. Oui, ces syllabes réveillaient quelque chose en moi, quelque chose d’aussi fugitif qu’un reflet de lune sur un objet. Si j’étais cet Howard de Luz, j’avais dû faire preuve d’une certaine originalité dans ma vie, puisque, parmi tant de métiers plus honorables et plus captivants les uns que les autres, j’avais choisi celui d’être « le confident de John Gilbert ».

Juste avant le Musée d’Art moderne, nous tournâmes dans une petite rue.

— J’habite ici, me dit-il.

La lumière de l’ascenseur ne marchait pas et la minuterie s’éteignit au moment où nous commencions à monter. Dans le noir, nous entendions des rires et de la musique.

L’ascenseur s’arrêta, et je sentis Blunt, à côté de moi, qui essayait de trouver la poignée de la porte du palier. Il l’ouvrit et je le bousculai en sortant de l’ascenseur, car l’obscurité était totale. Les rires et la musique venaient de l’étage où nous étions. Blunt tourna une clé dans une serrure.

Il avait laissé derrière nous la porte entrouverte et nous nous tenions au milieu d’un vestibule faiblement éclairé par une ampoule nue qui pendait du plafond. Blunt demeurait là, interdit. Je me demandai si je ne devais pas prendre congé. La musique était assourdissante. Venant de l’appartement une jeune femme rousse, qui portait un peignoir de bain blanc, apparut. Elle nous considéra l’un et l’autre, avec des yeux étonnés. Le peignoir, très lâche, laissait voir ses seins.

— Ma femme, me dit Blunt.

Elle me fit un léger signe de tête, et ramena des deux mains le col du peignoir contre son cou.

— Je ne savais pas que tu rentrais si tôt, dit-elle.

Nous restions tous les trois immobiles sous cette lumière qui colorait les visages d’une teinte blafarde et je me tournai vers Blunt.

— Tu aurais pu me prévenir, lui dit-il.

— Je ne savais pas…

Une enfant prise en flagrant délit de mensonge. Elle baissa la tête. La musique assourdissante s’était tue, et lui succéda une mélodie, au saxophone, si pure qu’elle se diluait dans l’air.

— Vous êtes nombreux ? demanda Blunt.

— Non, non… quelques amis…

Une tête passa par l’entrebâillement de la porte, une blonde aux cheveux très courts et au rouge à lèvres clair, presque rose. Puis une autre tête, celle d’un brun à peau mate. La lumière de l’ampoule donnait à ces visages l’aspect de masques et le brun souriait.

— Il faut que je retourne avec mes amis… Reviens dans deux ou trois heures…

— Très bien, dit Blunt.

Elle quitta le vestibule précédée par les deux autres et referma la porte. On entendit des éclats de rire, et le bruit d’une poursuite. Puis, de nouveau, la musique assourdissante.

— Venez ! me dit Blunt.

Nous nous retrouvâmes dans l’escalier. Blunt alluma la minuterie et s’assit sur une marche. Il me fit signe de m’asseoir à côté de lui.

— Ma femme est beaucoup plus jeune que moi… Trente ans de différence… Il ne faut jamais épouser une femme beaucoup plus jeune que soi… Jamais…

Il avait posé une main sur mon épaule.

— Ça ne marche jamais… Il n’y a pas un seul exemple que ça marche… Retenez ça, mon vieux…

La minuterie s’éteignit. Apparemment Blunt n’avait aucune envie de la rallumer. Moi non plus, d’ailleurs.

— Si Gay me voyait…

Il éclata de rire, à cette pensée. Curieux rire, dans le noir.

— Elle ne me reconnaîtrait pas… J’ai pris au moins trente kilos, depuis…

Un éclat de rire, mais différent du précédent, plus nerveux, forcé.

— Elle serait très déçue… Vous vous rendez compte ? Pianiste dans un bar d’hôtel…

— Mais pourquoi déçue ?

— Et dans un mois, je serai au chômage…

Il me serrait le bras, à hauteur du biceps.

— Gay croyait que j’allais devenir le nouveau Cole Porter…

Des cris de femmes, brusquement. Cela venait de l’appartement de Blunt.