— Non ?
— Si ! Vous pouvez m’être utile…
— Moi ?
— Vous !
Nous tombons dans le dialogue de clown. Enfin, si ça l’adoucit, cette chérie !
— Samedi dernier, dis-je, un peu avant midi, un homme grand, au visage anguleux, vêtu d’un manteau de cuir, est venu vous demander une communication…
Elle réfléchit.
— Un manteau de cuir, murmure-t-elle. Oui, je me souviens, un manteau de cuir…
— Quel numéro vous a-t-il demandé ?
Elle ouvre des yeux stupéfaits.
— Comment voulez-vous que je me rappelle une chose pareille ! Je demande des centaines de communications chaque jour !
Je reconnais qu’en effet il faudrait être Inaudi pour se souvenir d’une pareille chose.
— Voyons, dis-je, vous avez bien des fiches… Une feuille tout au moins sur laquelle vous notez les demandes des clients, et l’heure ?
— C’est exact.
— Où est votre fiche de samedi ?
— Il faut la demander à M. le receveur.
— Ça joue !
Je vais frapper à une petite porte vitrée que la grande asperge me désigne.
— Entrez !
Un gars sympathique m’accueille. Je me présente, je lui fais part de ma requête.
— Facile, dit-il en ouvrant un classeur.
Il me tend une pile de feuilles. Je choisis celles du samedi et, parmi celles-ci, celle qui comporte les communications entre onze heures et midi.
À tout berzingue, mon regard descend la page.
Soudain, je sursaute.
Goussenville, 14, 11 h 50.
Goussenville ! Le bled où crèche la fille du docteur… Nature, c’est à sa souris qu’il tubait, Parieux…
Je demande au receveur :
— 14, c’est le numéro, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Vos services peuvent-ils me dire le nom du propriétaire du 14 à Goussenville ?
— Oh ! très facilement…
Je lui offre une cigarette tandis qu’une employée s’active. Le temps d’allumer les deux sèches et j’ai la confirmation : le 14 à Goussenville est bien la propriété du docteur Bougeon.
Dans l’état actuel des choses — suivant l’expression favorite du boss, — un petit voyage à Goussenville s’impose. Pourtant, j’ai plusieurs petites choses à régler avant de décarrer.
Primo, il faut que je morfille un brin, car j’ai l’estomac dans les chaussettes, et puis je veux m’occuper du rapport du légiste…
Je stoppe devant un restaurant italien et je me fais servir une fourchetée de spaghetti, plus une escalope à la sauge.
La nourriture, c’est le secret de la réussite. Un mec qui sait bâffrer sait vivre, et un homme qui sait vivre enchetibe les autres, ceux qui sont au Vittel et aux carottes vichy.
Ce robuste repas expédié, j’appelle le toubib pour lui demander où en est son autopsie.
— Je viens de la terminer, dit-il. Contrairement à ce que vous supposiez, cet homme n’a absorbé aucun narcotique, il est mort par suffocation… Le gaz… La mort se situe aux environs de dix heures du soir…
— Ça va, merci.
Je raccroche en songeant que ça n’est donc pas Parieux qui a utilisé sa voiture dans la soirée… Qui donc, alors ? La môme Isabelle ?
En voilà une que j’ai de plus en plus envie de connaître…
Je téléphone aux sommiers.
— Horland ?
— Oui…
— Comment vas-tu, fesse de rat ?
— C’est vous, commissaire ?
— Et comment ! Veux-tu voir si tu as quelque chose au nom de Parieux dans tes tiroirs ?
— D’ac, vous attendez ?
— Oui, mais bouge-toi la rondelle !
Je me mets à siffloter dans la cabine… Je me dis qu’entre moi et une patate, il n’y a pas plus de différence qu’entre vous et un vieux lavement… Faut être la dernière des cloches pour se cailler le sang avec une affaire qui ne vous concerne pas alors que quelques heures plus tard vous allez foncer sur les USA à bord d’un Constellation.
Et tout ça pour des haricots ! Je gaspille mon temps et, dans une certaine mesure, mon argent alors que je devrais me trouver dans les brandillons d’une gerce, à lui donner la recette du Mimi-mouillé.
— Allô !
Je répète « allô ! » d’un ton surpris car, pris par mes réflexions, j’avais oublié Horland.
— J’écoute ?
— Nous avons quelque chose à Parieux…
— Vas-y, mon chérubin…
— Parieux Jean-Auguste, condamné en 1938 à trois mois de prison pour tentative de chantage…
— Voyez-vous ! Et qui faisait-il chanter, ce rossignol napolitain ?
— Un certain Balmin, antiquaire, boulevard de Courcelles…
Alors là, les gars, rideau ! Y a de quoi se la débiter en tranches et se l’envelopper dans du papier argenté.
Parieux, le grand copain de Balmin, condamné pour tentative de chantage à la suite d’une plainte de celui-ci !
Il faudrait avoir un dôme en Duralumin pour qu’il résiste à tous ces coups de surprise…
Tentative de chantage !
Et malgré tout, les deux hommes entretenaient depuis plus de quinze ans des relations suivies !
Chantage…
Pour faire chanter quelqu’un, il ne faut pas avoir de scrupules, d’une part… Et, d’autre part, il faut savoir sur ce quelqu’un des choses qui ne doivent pas être divulguées…
C’est la première fois que j’entends dire qu’un plaignant et un condamné sont restés bons amis ; surtout pour un délit de cette sorte !
Heureusement que je téléphone d’un bistro… Je n’ai pas à faire beaucoup de chemin pour me remonter.
— Garçon ! Un rhum…
Il annonce un verre pas plus gros qu’une dent de lait.
— Je ne vous ai pas demandé un dé à coudre…
— Vous le voulez dans un verre ballon ? nargue cette machine à verser des liquides.
— Non… Dans une lessiveuse !
Il se renfrogne et me sert une rasade de Negrita.
Je l’avale…
— Un autre ! Je suis contre la solitude…
Je fonce sur l’autoroute de l’Ouest en direction de Rouen, capitale de la Normandie.
J’ai dans ma tête cinq personnages en quête de flic qui jouent aux quatre coins…
Dans un coin de mon ciboulot, il y a Balmin, le petit vieux bien propre, bien mystérieux, au cœur malade… Dans un second, son toubib, avec ses cheveux en broussaille et son fidèle boxer. Dans le troisième coin, il y a Parieux, Parieux le pondéré, l’homme maître de soi qui s’asphyxie comme un pauvre tordu de petit rentier… Dans le quatrième je place Jo, la gente lopette en Technicolor…
Et au milieu, un personnage que je ne connais pas encore : Isabelle…
Oui, cinq personnages qui paraissent normaux au premier abord, mais qui emboconnent le mystère au deuxième rabord…
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE X
Ne faites jamais de feu au milieu de la nuit
En considérant la crèche de campagne du docteur Bougeon, je me dis deux choses : la première qu’elle est rupinos, la seconde qu’elle est vide.
Tout est rigoureusement bouclé : les lourdes, les volets, les vasistas…
La propriété est nettement en retrait de la route. Elle se situe au milieu d’un vaste jardin qu’un type prétentiard baptiserait « parc » sans que vous songiez à vous indigner.
J’interpelle un petit garçon qui essaie de faire du vélo sur celui de son père en passant sa jambe droite au travers du cadre.
— Dis-moi, gamin, il n’y a personne ici ?
— Non m’sieur, dit-il. La demoiselle est partie hier matin.