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Les voix s’irradient. Elles se muent en sonneries de cloches cristallines.

Et j’ai encore la force de faire de l’esprit.

Je songe : « Dans la vie, on est entouré de cloches… »

Je titube.

Je resonge : « Il t’arrive quelque chose. Il te faut un toubib… »

Un visage se penche au-dessus de moi ; des paluches m’agrippent, on m’étend sur du mou.

Et toujours, sans s’affoler, mon caberlot continue à me donner d’utiles conseils : « Tu vas crever si on ne fait rien… Un toubib… Le légiste ! »

Oui, la mort, quand le Bon Dieu est bien luné, ça doit être ça ; cette espèce de torpeur ouatée, ce grand flamboiement intérieur ; cette intense facilité ; ce total renoncement…

— Il parle ! fait une voix.

— Taisez-vous ! dit une autre, qu’est-ce qu’il dit ?…

Une troisième voix, pâle et molle, murmure :

— Docteur André, police…

Cette troisième voix, c’est la mienne. Mais je ne la reconnais que de justesse et il me semble n’avoir rien de commun avec elle. Du reste, je n’ai plus rien de commun avec personne, plus rien de commun avec l’existence.

— Il vient de dire : « Docteur André, police » !

— Ma foi, il n’y a qu’à prévenir Police-Secours. On leur répétera ses paroles.

— Vous ne croyez pas qu’il est saoul ?

— Non, il était très normal en entrant et ici il n’a presque rien bu.

C’est vrai, j’étais normal en entrant.

— C’est une attaque ?

— Sans doute…

Une attaque ! Une attaque de quoi ? C’est ça, une attaque ?

Toujours cette paix bienheureuse conjuguée à ce mal de cœur tenace.

Du temps s’écoule. Du temps creux, du temps sans importance. Je sombre… Je coule… Mais quel magnifique naufrage !

Je perds les pédales… Je…

Terminé !

*

Une musique, un ronron, du rose : la vie !

Je rouvre les châsses.

Je vois des uniformes de matuches dont les boutons brillent. Je regarde encore et je découvre une banquette ravagée. Je suis au car. Pas d’erreur sur ce point ! L’endroit sent le flic, la sueur, la poussière, le tabac.

J’essaie de me dresser sur mon séant. Des gars m’aident.

— Ça va mieux, monsieur le commissaire ? dit un sergent.

Je le regarde.

— Mieux ?

Tu parles, Charles ! Ça allait tellement bien que c’est maintenant que je me sens mal. Du sortilège, il ne subsiste que le mal de cœur, aggravé d’un mal de gadin carabiné.

Les bourdilles me considèrent d’un air tout chose. Pour eux, c’est bien simple, je me suis poivré la gueule. Un commissaire spécial, rond à tomber, ils n’ont pas voulu l’emmener à l’hosto, because le scandale. On a le sens de l’entraide chez les vaches à roulettes !

— Je vous ai reconnu, heureusement, reprend le sergent.

Son « heureusement » me prouve que je ne me gourre pas et qu’il croit fermement en ma biture.

— Merci, dis-je. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.

Les mecs se regardent gravement. Ils ont suffisamment le sens de la hiérarchie pour ne pas me dire ce qu’ils pensent.

La porte s’ouvre, le docteur André entre dans le car.

Il s’approche rapidement de moi.

— Ah ! on vous a prévenu, je murmure.

Il m’examine.

— Vous êtes tout pâle, que vous est-il arrivé ?

— Il était dans un café, il a pris un malaise, explique le sergot sur un ton qui en dit long.

— C’est ça, approuvé-je, mais je n’étais pas blindé, doc… Si je vous le dis, vous pouvez me croire ; du reste, je venais de vous quitter, vous avez pu vous en rendre compte. Je suis entré dans un café, j’ai bu un Cinzano et j’ai téléphoné à un de mes collègues… En revenant de la cabine, j’ai allumé une cigarette et…

Je m’interromps.

— Bon Dieu ! toubib, regardez le paquet qui est dans ma poche… Ce sont des cigarettes que j’ai trouvées dans une maison peu catholique, des turques ! J’en ai grillé une parce qu’il ne m’en restait pas d’autres…

Le temps que je finisse ma phrase et il s’est emparé du paquet. Il sort une cigarette, il l’éventre, pose le tabac dans le creux de sa main gauche, le touille avec son index droit, le renifle.

— Pas étonnant, murmure-t-il.

Toute l’assistance est suspendue à ses lèvres.

— C’est de la marijuana, dit-il. Un stupéfiant d’origine mexicaine. La quantité est énorme, ces cigarettes sont des cigarettes de drogué qui en est aux fortes doses.

— Pas possible ?

— Si…

— Enfin, un vrai délit, dis-je. Ça, au moins, c’est du solide, pas du tout comme la tête de mouton… Que faut-il faire, doc ?

— Rien, dit-il. L’effet commence à se dissiper ; je vais vous faire une piqûre afin de calmer les spasmes nerveux que cette cigarette vous cause.

Il fait ce qu’il dit. Les bourdilles, satisfaits par cette explication, me restituent toute leur considération, agrémentée d’un brin d’admiration.

Cinq minutes plus tard, me revoilà sur mes flûtes, un peu flageolant, il est vrai.

— Maintenant, dit le docteur André, vous allez rentrer chez vous et vous coucher. Demain, il n’y paraîtra plus !

CHAPITRE XIII

Ne laissez jamais les oiseaux en liberté

— Tu n’étais pas dans ton assiette, hier ! déclare Félicie au moment où je descends de ma chambre.

Je lui sors la seule explication qui puisse la satisfaire.

— J’étais un peu barbouillé, j’avais mangé dans un restaurant où la cuisine sentait l’huile.

— Ah ! triomphe-t-elle, je l’avais pensé…

Elle hoche la tête et murmure :

— Vois-tu, mon grand, je t’ai toujours dit qu’il valait mieux t’acheter une tranche de jambon dans une charcuterie et la manger sur un banc plutôt que d’aller dans des restaurants de second ordre : tu t’abîmes l’estomac !

— T’as raison, M’man…

Elle m’en sort long comme un discours de distribution de prix sur la nourriture d’aujourd’hui. Tous les fascicules de la revue Guérir à laquelle elle est abonnée lui remontent aux lèvres.

J’écoute le ronron de sa bonne voix. C’est une musique qui vaut pour moi toutes les symphonies. Vous allez dire que je fais du Jean Nohain, et pourtant c’est vrai. J’ai pas honte à le dire : j’adore ma vieille.

— Ton chef t’appelle au téléphone, dit Félicie, alors que je viens de m’introduire dans la gargane un toast large comme le rond-point des Champs-Élysées.

J’avale le blaud d’un coup sec et je trotte à l’appareil.

— Bonjour, boss.

— Alors, ça va mieux ?

Il sait tout, ce vieux renard. Vous pouvez pas aller pisser sans qu’il vous demande si vous avez des ennuis de prostate.

— Oui, fais-je.

— Et votre petite enquête privée ? demande-t-il.

— Je… Vous êtes au courant ?

— Vous pensez la conclure avant ce soir ?

— Je… Je ne sais pas, patron… Vous, vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je m’occupe de ça ?…

— Aucun, à la condition toutefois que cela ne contrecarre pas nos projets.

À part ça, il n’est pas exclusif, le Vieux !

— Vous n’oubliez pas que vous partez demain ? Pour être précis, c’est cette nuit, à zéro heure trente.

— Bien, patron…

— Vous préparerez votre valise ?

— Oui, patron…

— Et vous passerez ici dans la journée pour y chercher vos papiers, vos devises et… vos instructions.