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— Oui, patron…

— J’espère que vous serez en forme ?

— Je le suis, patron…

— Parfait, à tantôt.

Il raccroche sec.

— Rien de cassé ? questionne timidement Félicie.

— Non, rien… Écoute, M’man, tu sais que je pars cette nuit pour les États-Unis…

— Seigneur ! se lamente-t-elle. Il paraît que dans ce pays ils mangent comme des sauvages ! Fais attention, je suis certaine que tu n’as pas le foie solide.

Évoquant les bonbonnes de gnole que j’ai ingurgitées depuis que je suis au monde, je ne puis m’empêcher de sourire.

— Tu ne me crois pas ?

— Pas beaucoup, non, M’man.

— Tu as tort, je…

— Excuse-moi de t’interrompre, M’man, mais je suis pressé…

— Comme toujours, soupire-t-elle. Je ne te vois jamais… Tu viens, tu pars… Enfin, il est vrai que tu pourrais être marié, en ce cas je ne te verrais pratiquement plus.

— Chasse ton cafard, M’man ; lorsque je reviendrai de Chicago, je prendrai huit jours de campo et nous irons faire une virée en Bretagne, en amoureux, t’es d’accord ?

— Ne le suis-je pas toujours ?

Je l’embrasse.

— Bon, alors écoute, il se peut que je n’aie pas le temps de repasser ici avant mon départ. Prépare-moi ma valoche : chemises, etc. Mon costume bleu uni et mon autre en tweed, vu ? Si à onze plombes je ne suis pas là, appelle un taxi et amène-toi à la gare aérienne des Invalides avec la valise.

— Bon…

— Au revoir.

— Au revoir !

*

Pour la nième fois, je reprends les éléments de cette sombre histoire. Je bute toujours sur les mêmes mystères : pourquoi Parieux a-t-il écrit « Au secours » ? Pourquoi dans l’avant-dernière nuit quelqu’un est-il allé brûler un mouton dans la chaudière de Goussenville ?

Chose curieuse, ces deux points m’intriguent davantage que les deux morts. Les morts, ce sont les chiffres de l’opération, ces deux questions en sont les facteurs…

Il fait beau, je conduis doucement…

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Isabelle ! Ce nom pour conte de fées commence à me briser les joyeuses. Je sens que si je ne lui mets pas la patte dessus avant de m’envoler, cette nuit, je ferai une crise d’urticaire avant de débarquer au pays du dollar.

Qui fumait la marijuana ? Jo ou Isabelle ?

Je chasse cette pensée, mais elle revient, obstinée. Hier, Jo a refusé la cigarette que je lui offrais… Avait-il remarqué le paquet ? Je parierais que non.

De même pour le briquet… Il ne lui appartient pas ! Étant donné qu’il admet fort bien avoir passé plusieurs jours chez Isabelle, il n’y avait aucune raison pour qu’il affecte de ne pas reconnaître le briquet…

Je stoppe devant le magasin toujours fermé de Balmin.

La première personne que je découvre, embusquée derrière un journal, c’est le gros Chardon, bouffant des cacahuètes…

Je sors le briquet de ma poche et je fous le feu à son journal ; il le lâche vivement et pousse un juron. Puis, voyant qu’il s’agit de moi, il me fait un sourire jaune. De toute évidence il me garde rancune pour la sortie que j’ai faite à Muller.

Autour de lui il y a un tapis de coques de cacahuètes…

— Tu les fais venir directement d’Afrique ? je demande, par bateaux, non ?

Il sourit…

— Que voulez-vous, j’aime ça…

— Rien à signaler ?

— Rien… L’oiseau est toujours au nid…

— Qui a fait le tapin cette nuit ?

— Burtin.

— Ça colle ! Burtin, c’est le superchampion de la planque. Il serait capable de suivre son ombre sans qu’elle s’en aperçoive !

Je m’engage dans l’immeuble.

Troisième étage ! Coup de sonnette ! Silence…

Il fait la grasse matinée, ce chérubin…

Nouveau coup de sonnette sur l’air convenu… Et nouveau silence côté appartement. Ailleurs la radio française sévit par la voix de M. Luis Mariano, premier chanteur de charme français à gauche en sortant !

Qu’est-ce qu’il lui arrive à Jo ? Il joue la Belle au bois dormant ? Ou bien se planque-t-il ? Ou bien est-il…

Tonnerre de Zeus !

Mon sésame… Je trifouille fiévreusement dans le trou de la serrure…

Pourvu qu’on ne me l’ait pas descendu, celui-là, encore ! Enfin je repousse la lourde…

Aucune odeur de gaz… L’appartement ne sent rien… Si, le vide ! Et vide il l’est autant qu’un article de tête du Figaro !

J’entre en coup de vent dans toutes les pièces. Personne ! Tout est en ordre…

Dans la chambre de Jo je découvre le pantalon violet et le foulard jaune… Allez savoir de quelle façon il s’est loqué !

Je fouille les tiroirs, non dans l’espoir d’y découvrir Jo, mais pour essayer de dégauchir un indice quelconque… Mes fesses ! Tout ce que je peux scrafer c’est un paquet de cigarettes turques vide, mais qui pue la marijuana… Donc c’était bien Jo qui s’expédiait au paradis !

C’est un faible indice… Un indice qui contribue à me faire perdre mon restant de latin.

Comme un fou je me lance dans l’escalier… Je débouche à zéro sur Chardon au moment où il va se coller dans la margoulette une poignée de cacahuètes. D’un geste violent j’envoie dinguer les cocons et je le cramponne par le colbak.

— Fumelard ! Incapable ! Extrait de cornichon !

— Qu’est-ce qui…

— L’oiseau s’est envolé, hé ! patate !

Il laisse tomber son journal…

— Mais monsieur le commissaire, je vous jure…

— Oh ! dis, passe la main avec les serments et les protestations, le mec a filé, il t’a passé sous le pif sans que tu le renifles… Peut-être même qu’il t’aura demandé du feu… Des flics à la noix comme toi on en trouve tout le long des trottoirs !

Ma rogne est telle que si je ne me retenais pas je lui défoncerais la devanture… Les passants se retournent…

Je suis à deux doigts de la crise d’apoplexie. Il ne me restait que deux personnages disponibles : Jo et le docteur Bougeon, et voilà que Jo les a mis…

C’est ma visite d’hier qui lui a collé les flubes. J’ai dû dire quelque chose qui lui a glissé les copeaux et il a préféré se faire la valoche… Probable que ce citoyen était loin d’avoir la conscience tranquille…

Mon petit lutin portatif me sermonne.

« Allons, San-Antonio, murmure-t-il au fond de mon esgourde, maîtrise-toi… Tu vas à droite et à gauche comme un jeune chien, un peu de retenue, que diantre ! »

Ma rogne tombe comme le lait qui bout.

— Fiche tout en branle ! ordonné-je, mais qu’on mette la main sur ce type, tu as compris ? Et ne me regarde pas comme ça !

— Bien, commissaire…

Il est de plus en plus pâle, Chardon… On a envie de le mornifler un brin pour lui donner des couleurs.

— Fais-moi plaisir, continuai-je, change de planque, qu’on surveille maintenant le docteur Bougeon, place des Ternes… Et cette fois si tu le laisses glisser, tu pourras te filer une bastos dans le bocal parce que tu ne mériteras plus d’exister…

— Bien, monsieur le commissaire.

Le voilà parti. Par acquit de conscience je vais demander à Fréhel si elle a vu sortir le mignon. Bien entendu elle n’a rien biglé…

— Et pourtant, dit-elle, j’ai l’œil…

Je me dis qu’elle l’a souvent au plafond : toutes les fois en tous cas qu’elle se met un goulot de bouteille sous le tarin !

*

La petite voix fluette du lutin la ramène.

— San-Antonio ?…

Je grommelle :

— Hmm ?