— Tu es un manche…
— Merci…
Ce lutin, s’il était pas barricadé dans mon subconscient, vous parlez d’une avoinée que j’y filerais !
— San-Antonio…
— Quoi encore ?
— Tu n’a pas plus de cervelle que l’idiot de ton village… Et j’insulte l’idiot de ton village !
— Vraiment ?
— San-Antonio ?…
— Oh ! ça suffit, oui ?
— Non, ça ne suffit pas… Tu conduis cette enquête comme le ferait un débutant : en dilettante, comme on dit dans le monde bien pourvu en vocabulaire. Tu cours de droite à gauche…
— On ne peut rien dire devant les enfants, fais-je, amer, en pensant que j’ai murmuré moi-même ces mots il y a un petit instant.
— Pourquoi ne prends-tu pas carrément l’un des nombreux fils qui se présentent et ne le remontes-tu pas posément ?…
— Parce que je n’ai pas le temps : on part demain, Toto… On se trisse chez les Ricains…
— Et alors ? C’est une raison pour cochonner le travail ?… Tu crois que ça t’avance de tourner en rond ?
— Non, ça ne m’avance pas…
— Ah ! voilà que tu deviens raisonnable. Un homme qui s’humilie devient toujours raisonnable… Toi, c’est l’orgueil qui te perdra…
— D’accord, ensuite ?
— Réfléchis, San-Antonio… Quelqu’un a brûlé une tête de mouton dans une chaudière, en pleine nuit… Ce quelqu’un a fait au total plus de deux cents kilomètres pour cela…
— Et puis ?
— Et puis ? Mais c’est tout, San-Antonio… Cet acte est-il raisonnable, oui, ou non ?
— Bien sûr que non…
— Alors…
— Alors quoi ?
— Si cet acte n’est pas raisonnable, c’est qu’il a été commis par un fou. Les faits qui précèdent te donnent-ils l’impression qu’ils sont animés par un fou ?
— Sûrement pas…
— Donc cet acte fou ne l’est qu’apparemment, il cache un motif secret, un motif puissant…
Le petit lutin la boucle… Mois je suis toujours planté sur le trottoir. Un soleil pour noces et banquets ruisselle sur les bourgeons du parc Monceau.
Et comme cela se produit d’ordinaire, la bonne vieille vérité m’apparaît… Du moins un morceau de vérité… Je comprends pourquoi le quelqu’un mystérieux est allé brûler ce mouton…
Je reviens chez la concierge. J’ai l’air de l’écœurer. M’est avis que je vais lui servir de prétexte et qu’elle va boire pour m’oublier…
— Vous avez le téléphone ?
— Comme une reine, déclare-t-elle.
Je fais un effort d’imagination pour me représenter Marie-Antoinette en train de téléphoner. Cet anachronisme ne me fait même pas rigoler…
— Vous permettez ?
— Allez-y, c’est quarante balles !
Je lance un jeton sur sa table. Et je compose le numéro du docteur André.
Il décroche lui-même…
— C’est encore moi, lui dis-je…
— Salut, commissaire, comment allez-vous ?
— Très bien. La marijuana me tente !
Il rit…
— Écoutez, doc, je m’excuse d’être toujours pendu après vous, mais depuis quarante-huit heures je ne suis pas dans mon état normal. J’ai mis le nez dans une affaire qui ne me paraît pas catholique et l’imminence de mon départ pour les États-Unis me rend nerveux…
Il me laisse parler, sachant bien que je vais lui demander quelque chose…
— Docteur, ne riez pas, c’est à cause de cette tête de mouton… Je n’arrive pas à croire que quelqu’un ait fait des kilomètres en pleine nuit pour aller la brûler…
— Cela me paraît pour le moins bizarre à moi aussi, convient-il.
Je me réjouis en pensant qu’il est accroché. C’est très bon pour la réalisation de mon projet.
— Voilà l’idée qui m’est venue… Supposez que ce quelqu’un ait brûlé un cadavre dans la chaudière… Ou plutôt qu’il ait un cadavre humain à y brûler… Il se dit que cela va faire beaucoup de fumée, que cela va sentir mauvais, que cela va laisser des traces suspectes…
— Oui ?…
— Ce quelqu’un est malin. Il se munit d’un cadavre de mouton…
— Alors ?…
— Alors il allume une grosse chaudière de chauffage central… Il la pousse à fond et il brûle son cadavre humain… Il veille à ce que cette combustion soit parfaite, totale… Puis, lorsqu’il a fini cette sale besogne, lorsqu’il a bien vérifié les cendres, qu’il les a bien pilées, il brûle le cadavre du mouton sans y apporter autant de conscience, si j’ose employer un tel mot… Ce second corps brûlé n’est là qu’en trompe-l’œil… Si la police par hasard a vent de quelque chose, si elle s’inquiète de cette séance de « colombarium » à domicile, elle fera des prélèvements… Et que trouvera-t-on dans la chaudière ? Des vestiges de mouton… Et il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que la police n’insiste pas… Brûler un mouton n’est pas un délit.
— Votre raisonnement se tient debout, admet-il…
— Je suis bien aise de vous l’entendre dire…
— Et vous voudriez que j’aille farfouiller dans les cendres de la chaudière avec vous ?
— Vous êtes suprêmement intelligent, docteur…
— Et comme ça urge, à cause de ce fameux départ imminent, vous aimeriez que nous y allions tout de suite ?
— Je passe vous prendre immédiatement, doc… Et si jamais je deviens ministre de l’Intérieur un jour, je vous ferai voter une médaille qui vous descendra jusqu’aux genoux !
CHAPITRE XIV
Ne remuez jamais que la cendre de vos souvenirs
Il est charmant, André. Il connaît un tas de choses et il vous en fait profiter. Le voyage jusqu’à Goussenville est un enchantement pour mes oreilles. Nous ne parlons pas de « l’affaire », mais d’un tas de trucs plus ou moins quelconques.
Comme je prends les virages à quatre-vingts il me dit :
— San-Antonio, pensez un peu à votre passager lorsque vous conduisez et dites-vous bien que la vitesse ne grise que celui qui la crée…
Et comme dans une ligne droite je franchis le cent vingt :
— Vous savez qu’à partir de cent à l’heure on parcourt vingt-huit mètres à la seconde ? Or il vous faut au moins vingt secondes pour vous arrêter… Supposez qu’un obstacle imprévisible se dresse à quelques mètres de vous ?
Je blague.
— Ah ! ça va, toubib ! Vous allez me dégoûter à tout jamais de la voiture si vous continuez !
— Je ne cherche pas à vous dégoûter de la voiture, assure-t-il, mais de la vitesse. Notre vie est tellement fragile que je trouve superflu d’augmenter les risques, vous comprenez ?
— Je comprends, doc…
— Surtout, fait-il, ne croyez pas que j’aie peur, car moi j’ai une Salmson avec laquelle je grimpe jusqu’à cent quarante au compteur !
Là-dessus nous éclatons de rire.
Je mets une heure et quelques broquilles pour faire le voyage. Lorsque nous stoppons devant la propriété il y a dans tout le patelin de réconfortantes odeurs d’omelettes qui me font songer que midi est une belle heure… Mais il n’est pas question de becqueter, loin de là !
Cette serrure m’est déjà familière et je l’ouvre aussi aisément que si j’en possédais la clé véritable…
Rien n’a bougé depuis ma visite d’hier. J’entraîne le docteur André à la cave jusque devant la chaudière.
— Trouvez-moi un drap de lit, dit-il… Nous y récupérerons les cendres, et nous irons les examiner à la lumière, ici l’éclairage est nettement insuffisant.
Je cours chercher ce qu’il me demande… Nous raclons soigneusement le foyer de la chaudière, son cendrier et nous récoltons un gentil tas de cendres que nous coltinons jusque sur la table de la cuisine. J’ouvre tout grands les volets de celle-ci et nous obtenons une sorte de laboratoire de fortune fort estimable…