André ouvre une trousse dont il s’est muni. Il enfile des gants de caoutchouc, prend une boîte de fer plate, une pince, une loupe et se met à examiner les résidus récupérés dans la chaudière.
Il procède lentement. Parfois il s’arrête devant des scories carbonisées et les étudie comme un agent secret étudie la carte du bled où on va le parachuter. Il murmure :
— Coke…
Tout à mon idée de cadavres brûlés je demande :
— Comment, coq ?
— Charbon…
— Ah…
Il extirpe un minuscule morceau de quelque chose pas plus gros que le remontoir d’une montre.
— Tiens, dit-il… Voilà une esquille d’os…
Il se penche, loupe en main, saisit un petit appareil qui ressemble à un pied à coulisse. Il prend des mesures bizarres… Il hoche la tête…
Moi, impuissant comme un chat taillé qui assiste à une partouse, je ne peux que scruter son visage dans l’espoir d’y lire du nouveau…
— Mouton, murmure-t-il enfin…
Il continue à fouiller la poudre grise, grumeleuse… Il fait d’autres trouvailles… Et soudain il pousse un petit sifflement qui me fait sursauter…
— Regardez ça ! ordonne-t-il…
Je lui prends sa louche des mains et je scrute désespérément ce qu’il me tend, une espèce d’éclaboussure jaune pâle…
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Du mouton ou de l’homme ?
Décidément il a le don de m’ahurir.
— Ni l’un ni l’autre, dit-il, c’est de l’or…
— De l’or ?
— Oui, une dent !
— Vous êtes certain ?
— C’est même une molaire… L’or a fondu mais l’empreinte générale subsiste, regardez de très près.
— Maintenant que vous me le dites, je vois…
Il continue toujours son examen.
— Oh ! Oh !
— Quoi encore, toubib ?
— Voici une autre dent, une dent qui n’a jamais appartenu à un mouton…
— Donc j’avais raison ?
— Il me semble !
J’exulte… Vraiment je me sens le gros triomphateur… Ainsi mes cellules grises ne sont pas atrophiées…
— On pourrait emporter le contenu du drap à Paris pour un examen plus approfondi, vous ne croyez pas, docteur ?
— Bien sûr, attendez…
Il a pêché un autre petit morceau d’os…
— Ce doit être un fragment humain, annonce-t-il…
Il n’a pas achevé sa phrase que nous nous retournons… Nous nous retournons car la porte de la cuisine vient de s’ouvrir… Et un chien pénètre en grondant dans la pièce…
— Tiens, fait le médecin légiste, d’où sort-il, celui-là ?
Je bigle le cador.
C’est un superbe boxer que je crois reconnaître. Du reste lui aussi m’a reconnu car il me regarde avec un air incertain…
— Il a reniflé le cadavre, dit paisiblement le médecin…
— Le cadavre… ou le flic ! je lui réponds.
CHAPITRE XV
Ne parlez jamais la bouche pleine
Je m’apprête à aller jeter un coup d’œil dehors lorsque la porte s’ouvre en plein et le docteur Bougeon paraît.
Il est plus pâle que jamais. Cette fois il ne porte plus sa vieille veste d’intérieur, mais un pardessus de demi-saison couleur de murailles…
Il a le regard fiévreux et il est tremblant. Je vois frémir ses joues comme les flancs d’un animal effrayé.
— Ah ! fait-il simplement, en nous regardant…
Ses yeux brillants se posent alternativement sur André, sur moi, sur le tas de cendres…
— Ah ! redit-il…
Je ne peux définir s’il est consterné ou soulagé de me trouver là… Il esquisse un léger mouvement de recul et s’immobilise.
— Que… que faites-vous ici ? demande-t-il.
— Nous sommes à la pêche, docteur…
— Qui est-ce ? me demande André à voix basse.
— Un confrère à vous, fais-je, et le propriétaire de la maison…
Revenant à Bougeon, je poursuis :
— Nous pêchons le cadavre. C’est un sport d’un genre assez particulier… Au fait, vous pourriez nous aider… Un toubib de plus ne serait pas de trop car la besogne est rebutante et moi je ne peux pas être d’un grand secours au docteur André ici présent… La règle du jeu ? Elle est simple… Vous prenez une poignée de cette cendre prélevée dans votre chaudière de chauffage central et vous essayez de délimiter ce qui appartint à un homme et à un mouton… On met l’homme à droite, le mouton à gauche et le charbon au milieu… Absolument étourdissant !
J’ai bien envie de faire breveter le truc, il y a de l’argent à gagner… De quoi tuer le jeu de Monopoly !
Il est toujours aussi neutre, aussi sombre, aussi défait…
— Eh bien ! alors, dites-nous quelque chose ! fais-je…
Et comme il se tait :
— Je m’excuse d’avoir pénétré chez vous d’une façon un peu… cavalière… Dans la police, vous savez, on ne s’occupe pas toujours de la loi… Nous l’appliquons surtout aux autres…
Mais j’ai beau me faire mousser le pied de veau il reste muet comme une carpe…
— Oh ! à propos… Avez-vous une idée de l’identité de la personne qui a été brûlée dans cette chaudière ?
Alors il murmure d’une voix blanche :
— C’est ma fille…
Puis il ressort sa main droite de la poche du pardessus, je vois illico qu’elle tient un revolver. Le temps de compter jusqu’à deux et j’ai déjà cramponné le mien.
— Pas de coup fourré ! lui dis-je… Jetez ce revolver, docteur ou il vous arrivera un malheur. Je tire vite et juste… Il y a dans la chambre de ma brave mère une médaille d’or qui l’atteste !
Mais j’ai tort de m’inquiéter, Bougeon ne songe pas du tout à nous menacer… Lentement, lentement, il lève son arme… Il la dirige vers sa tempe…
Je pige tout, je me précipite en hurlant :
— Faites pas le zouave !
Mais la détonation éclate avant que j’aie pu intervenir. Alors je m’arrête et je regarde… Le médecin a un grand trou rouge dans la tempe. On ne voit plus ses yeux révulsés… Le sang pisse à travers l’âcre fumée… Il titube puis ses jambes fléchissent et il s’écroule sur le carrelage de la cuisine exactement comme si on lui avait lâché une rafale dans les pattes.
Le boxer me bouscule et bondit sur le cadavre agité de spasmes. Le chien, en gémissant, se met à lécher le sang coulant de l’affreuse blessure.
Je me tourne vers André. Il n’a pas bougé de son siège, tient sa loupe de la main droite et s’en tapote le bout du nez…
— Il a une façon de souhaiter la bienvenue à ses visiteurs, fais-je…
Mais le calembour sonne creux comme l’estomac d’un fakir ou le crâne de Martine Carol.
Je me penche sur Bougeon.
— Il est mort, hein ? dis-je à haute voix.
André vient me rejoindre.
— Oui, dit-il…
Alors je me fous en rogne pour la dix-millième fois.
— Le salaud ! hurlai-je, sans le moindre respect pour le mort. Il aurait pu parler un peu avant de s’envoyer dehors ! Venir se faire péter le but devant les flics c’est de la provocation, ça ! J’aurais des actions chez saint Pierre, je lui en ferais choper pour cent mille ans de purgatoire de plus !
— Pourquoi diantre a-t-il agi ainsi ? demande André.
— Ah ! si je pouvais le savoir… Je suppose qu’il a été commotionné en nous trouvant chez lui… Il devait en avoir sur la patate et il a compris que tout était foutu…