— Il y a aussi une chose, murmure le légiste.
— Et laquelle ?
— Je regardais cet homme… Il était drogué jusqu’au trognon… Vous n’avez pas remarqué ses pupilles dilatées, son air hagard, son teint blême ?
— Si, mais…
— Cet individu était en état second… À cheval entre son rêve et la réalité… Il s’est suicidé presque accidentellement, comme tombe un somnambule brutalement réveillé.
— Marijuana ?
— Peut-être ! je saurai ça plus tard…
— Doc, fais-je soudain, l’heure tourne, nous préviendrons la gendarmerie au passage, mais je dois partir car mon patron m’attend à l’Usine.
— J’espère qu’il attendra une demi-heure de plus et que nous aurons le temps de nous envoyer un steak pommes frites en cours de route ?
— Eh bien ! on peut dire que la vue des cadavres ne vous coupe pas l’appétit ! fais-je…
— Il n’y a que ma mort à moi qui puisse me le couper, assure André.
J’admire la façon artistique dont André pèle sa poire en utilisant, pour ce faire, sa fourchette et son couteau.
Nous avons briffé sans piper mot… Maintenant, j’éprouve la tiédeur des digestions confortables…
— Et de quatre ! dis-je.
J’ai parlé pour moi. Mais mon compagnon me regarde avec curiosité.
— Vous dites, cher ami ?
J’atterris.
— Je disais « Et de quatre » en pensant au docteur Bougeon. Voyez-vous, doc, j’ai un beau matin, tout à fait par hasard, mis le nez dans un drame à cinq personnages… Et sur ces cinq personnages quatre sont morts… Il y a d’abord eu Balmin, l’antiquaire ; puis Parieux, son collègue et ami ; ensuite la fille de Bougeon — de son propre aveu — et enfin Bougeon soi-même… Il ne me reste plus à me mettre sous la patte qu’un petit pédé… Et encore il est en fuite…
Je résume posément tous les faits, dans leur ordre chronologique.
— Balmin est mort avec la participation de Parieux… La voiture truquée de celui-ci en est la preuve par neuf…
— En effet.
— Et malgré tout, Parieux avait peur… De toutes les questions que j’ai à me poser, celle qui m’occupe le plus l’esprit c’est celle concernant le fameux « Au secours »… Pourquoi avait-il peur tout en étant au moins complice du meurtre bizarre de son collègue ?
— Il avait raison d’avoir peur puisqu’il est mort le lendemain, remarque André.
— Je me suis dit cela… L’histoire du lait… Étrange, hein ! Parieux ne pouvait se coucher sans avoir garé sa voiture, sa réputation d’homme soigneux nous le prouverait… Or, il n’a pas été drogué… On ne l’a pas attaché, il était très calme… Calme comme un véritable dormeur…
— San-Antonio, déclare André, avec toutes ces histoires, j’ai oublié de vous signaler une constatation que j’ai faite après l’autopsie… J’aurais dû m’en apercevoir plus tôt, mais vous étiez tellement pressé et je cherchais des traces de narcotiques !
Je frémis comme un vibrator.
— Dites vite, si vous ne voulez pas me voir claquer de curiosité !
— Peu de temps avant sa mort, Parieux avait fait l’amour…
Je regarde André pour voir s’il ne se fiche pas de ma tirelire.
Mais non, il est sérieux comme un conclave.
— Bon, fais-je, ceci confirme tout simplement que sa maîtresse était bien chez lui peu de temps avant sa mort… Et alors ?
— Et alors, si vous permettez, mon bon, j’ai ma petite théorie sur la façon non pas dont il est mort, mais dont il a pu mourir…
— Je vous écoute ardemment, doc…
— Vous faites l’amour quelquefois, San-Antonio ?
— Mettons très souvent et n’en parlons plus…
— Bon… Quel est votre comportement immédiatement après ?
Je me fends la gueule.
— Quelle curieuse question… Après ! Mais après, doc, je rentre chez moi, comme tous les Français !
— Ne plaisantez pas… Vous flemmardez un peu au lit, histoire de récupérer, non ?
— Oui…
— Vous rêvassez, non ?
— Oui…
— Vous ressentez la tristesse animale dont parle la fameuse citation latine ? Non ?
— Oui…
— Tous les hommes sont ainsi…
— Ah oui ?…
— Ben voyons… Donc, il n’y avait aucune raison pour que Parieux diffère…
— Aucune…
— Disons que Parieux a fait l’amour, puis qu’il s’est reposé, flottant dans ce vague masculin… Sa compagne se lève, elle met la radio en sourdine, puis passe dans la cuisine ou elle ouvre tous les robinets du gaz…
La radio empêche Parieux d’entendre le petit sifflement du gaz…
— Et la fille, pendant ce temps ?
— La fille ? Elle fait du bruit dans la cuisine, dans le cabinet de toilette… Elle se manifeste de manière à créer une ambiance quotidienne, une atmosphère normale…
Parieux ne sent pas le gaz… Il est un peu assommé par l’amour…
J’opine du bonnet (et non pas de cheval, comme ne manquerait pas de dire Breffort).
— Très ingénieuse, votre théorie, doc… chapeau… Mais, dites voir un peu… Et la fille ? Elle n’est pas incommodée ?
— Non, fait André, elle ne l’est pas si elle s’est munie d’un masque à gaz… Des masques à gaz on en trouve partout… Les greniers en sont pleins… Elle attend… Puis, lorsque Parieux a sombré dans l’inconscience, elle fait bouillir un demi-litre de lait…
Je ricane…
— Elle allume une allumette dans cette pièce pleine de gaz ? Jolie explosion…
Ça me fait plaisir de le prendre en défaut.
— C’est vrai, reconnaît-il… Alors elle a fait bouillir le lait avant d’ouvrir tous les robinets… Elle a attendu qu’il se déverse sur la cuisinière… Puis elle a éteint la flamme… Ensuite elle a fait ce que je vous ai dit précédemment… Avant de partir elle a fermé les autres robinets, ne laissant ouvert que celui sur lequel se trouvait la casserole de lait…
Je sens qu’il a raison, André… À mesure qu’il jacte ça fait le cinéma en relief dans mon crâne.
— Bravo, m’écrié-je, vous êtes le nouveau Sherlock…
Il a une petite moue amusée…
— Rien ne prouve que j’aie raison, c’est une hypothèse et je suis particulièrement bien placé pour savoir que rien n’est plus fragile !
— Tout de même les choses ont dû se passer comme ça…
Je poursuis :
— Bon. Et après ? Pendant que vous y êtes, docteur, dites-moi la suite, c’est passionnant…
— Après ? fait-il…
— Oui, la fille est revenue ici, à Goussenville… Dans la nuit, seulement elle n’était pas seule… Quelqu’un l’accompagnait. Ce doit être Jo…
— Mais vous venez de me dire que Jo n’est pas sorti de l’immeuble ?
— Probable qu’il a un système particulier puisqu’il a réussi à foutre le camp !
— Évidemment… Alors il serait venu ici avec la fille, l’aurait tuée, brûlée ?…
— Ça vous choque ?
— Oui, à cause du mouton. Le mouton, c’est une très belle idée. Mais c’est une idée qui implique la préméditation, vous ne pensez pas ?
— Fatalement…
— Quand on est un brave petit citadin, on ne se procure pas un mouton comme on se procure une cravate… Si Jo nourrissait de telles pensées, il a dû agir avant, de façon à avoir l’animal sous la main…
— Bien sûr…
— Sous quel prétexte alors aurait-il amené la fille ici, en pleine nuit ? Je sais, ils étaient complices, mais ceci n’explique pas le voyage.