MATHIAS ÉNARD
Rue des Voleurs
— Mais quand on est jeune il faut voir des choses, amasser de l’expérience, des idées, s’ouvrir l’esprit. “Ici !” interrompis-je. “On ne sait jamais ! C’est ici que j’ai rencontré M. Kurz.”
I
DÉTROITS
Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêts à tout pour le bout de barbaque ou l’os pourri qu’on voudra bien leur lancer, et moi tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses. Je vois clair dans mon enfance, dans ma vie de chiot à Tanger ; dans mes errances de jeune clébard, dans mes gémissements de chien battu ; je comprends mon affolement auprès des femelles, que je prenais pour de l’amour, et je comprends surtout l’absence de maître, qui fait que nous errons tous à sa recherche dans le noir en nous reniflant les uns les autres, perdus, sans but. À Tanger je faisais cinq kilomètres à pied deux fois par jour pour aller regarder la mer, le port et le Détroit, maintenant je marche toujours beaucoup, je lis aussi, chaque fois plus, façon agréable de tromper l’ennui, la mort, de tromper la pensée elle-même en la distrayant, en l’éloignant de la vérité, la seule, qui est celle-ci : nous sommes des animaux en cage qui vivons pour jouir, dans l’obscurité. Je ne suis jamais retourné à Tanger, pourtant j’ai croisé des types qui rêvaient de s’y rendre, en touristes, louer une jolie villa avec vue sur la mer, boire du thé au Café Hafa, fumer du kif et baiser des indigènes, des indigènes masculins la plupart du temps mais pas exclusivement, il y en a qui espèrent se taper des princesses des Mille et Une Nuits, je vous assure, combien m’ont demandé si je pouvais leur arranger un petit séjour à Tanger, avec kif et autochtones, pour se reposer, et s’ils avaient su que le seul cul que j’ai dévisagé avant d’avoir dix-huit ans c’est celui de ma cousine Meryem ils en seraient tombés par terre ou ne m’auraient pas cru, tant ils associent à Tanger une sensualité, un désir, une permissivité qu’elle n’a jamais eue pour nous, mais qu’on offre au touriste moyennant espèces sonnantes et trébuchantes dans l’escarcelle de la misère. Dans notre quartier, il n’en venait aucun, de touriste. L’immeuble où j’ai grandi n’était ni riche ni pauvre, ma famille non plus, mon paternel était un homme pieux, ce qu’on appelle un homme bien, un homme d’honneur qui ne maltraitait ni sa femme, ni ses enfants — à part quelques coups de pied dans le fondement de temps en temps, ce qui n’a jamais fait de mal à personne. Homme d’un seul livre, mais un bon, le Coran : c’est tout ce dont il avait besoin pour savoir ce qu’il devait faire dans cette vie et ce qui l’attendait dans l’autre, prier cinq fois par jour, jeûner, faire l’aumône, son seul rêve c’était d’aller en pèlerinage à La Mecque, qu’on l’appelle Hadj, Hadj Mohsen, c’était sa seule ambition, ça lui était égal de transformer à force de travail son épicerie en supermarché, ça lui était égal de gagner des millions de dirhams, il avait le Livre la prière le pèlerinage et point ; ma mère le révérait et alliait une obéissance quasi filiale à la servitude domestique : j’ai grandi comme ça, dans les sourates, la morale, les histoires du Prophète et des temps glorieux des Arabes, je suis allé dans une école tout à fait moyenne où j’ai appris un peu de français et d’espagnol et chaque jour je descendais avec mon pote Bassam vers le port, dans la partie basse de la Médina et au Grand Zoco reluquer les touristes, dès qu’on a eu du poil aux couilles avec Bassam c’est devenu notre principale activité, mater l’étrangère, surtout l’été quand elles mettent des shorts et des jupes courtes. L’été il n’y avait pas grand-chose à foutre, de toute façon, à part suivre des filles, aller à la plage et fumer des joints quand quelqu’un nous passait un bout de kif. Je lisais de vieux romans policiers français par dizaines, que j’achetais d’occasion pour quelques pièces chez un bouquiniste, des romans policiers parce qu’il y avait du cul, souvent, des blondes, des bagnoles, du whisky et du fric, toutes choses qui nous faisaient défaut autant que rêver, coincés que nous étions entre les prières, le Coran et Dieu, qui était un peu comme un deuxième père, les coups de pied au derche en moins. On s’installait en haut de la falaise face au Détroit, entourés par les tombeaux phéniciens, qui n’étaient que des trous dans le roc, remplis de paquets de chips et de boîtes de Coke plutôt que de macchabées antiques, chacun un walkman sur les oreilles, et on regardait le va-et-vient des ferries entre Tanger et Tarifa, pendant des heures. On s’emmerdait ferme. Bassam rêvait de partir, de tenter sa chance de l’autre côté comme il disait ; son père était serveur dans un restaurant pour richards du front de mer. Moi je n’y pensais pas trop, à l’autre côté, à l’Espagne, à l’Europe, j’aimais ce que je lisais dans mes polars, mais c’est tout. Avec mes romans j’apprenais une langue, des pays ; j’étais fier de les connaître, de les avoir pour moi seul, je n’avais pas envie que ce lourdaud de Bassam me les pollue de ses ambitions. Ce qui me tentait surtout à l’époque c’était ma cousine Meryem, la fille de mon oncle Ahmed ; elle vivait seule avec sa mère, sur le même palier que nous, son père et ses frères travaillaient dans l’agriculture à Almería. Elle n’était pas très jolie, mais elle avait de gros seins et des fesses rebondies ; à la maison elle portait souvent des jeans moulants ou des robes d’intérieur à demi transparentes, mon Dieu, mon Dieu elle m’excitait terriblement, je me demandais si elle le faisait exprès, et dans mes rêveries érotiques avant de m’endormir je m’imaginais la déshabiller, la caresser, mettre mon visage entre ses seins énormes, mais j’aurais été incapable de faire le premier pas. C’était ma cousine, j’aurais pu l’épouser, mais pas la tripoter, ce n’était pas bien. Je me contentais de rêver, d’en parler avec Bassam, au cours de nos après-midi à contempler le sillage des bateaux. Aujourd’hui elle m’a souri, aujourd’hui elle portait ceci cela, je pense qu’elle avait un soutien-gorge rouge, etc. Bassam hochait le chef en me disant elle te veut, c’est sûr, tu la branches, sinon elle ne ferait pas ce numéro, quel numéro je répondais, c’est normal qu’elle mette un soutien-gorge, non ? Oui mais rouge, mon vieux, tu te rends compte ? Le rouge c’est pour exciter, et ainsi de suite pendant des heures. Bassam avait une bonne tête de pauvre, ronde à petits yeux, il allait à la mosquée tous les jours, avec son vieux. Il passait son temps à échafauder des plans incroyables pour émigrer clandestinement, déguisé en douanier, en flic ; il rêvait de voler les papiers d’un touriste et, bien habillé, avec une jolie valise, de prendre tranquillement le bateau comme si de rien n’était — je lui demandais mais qu’est-ce que tu foutrais en Espagne sans pognon ? Je bosserais un peu pour économiser, ensuite j’irais en France, il répondait, en France puis en Allemagne et de là en Amérique. Je ne sais pas pourquoi il s’imaginait qu’il serait plus facile de partir aux États-Unis depuis l’Allemagne. Il fait très froid en Allemagne, je disais. Et puis ils n’aiment pas les Arabes, là-bas. C’est faux, disait Bassam, ils aiment bien les Marocains, mon cousin est mécanicien à Düsseldorf, et il est super-content. Il suffit d’apprendre l’allemand, et ils te respectent drôlement, paraît-il. Et ils donnent plus facilement des papiers que les Français.