Une fois chez Mehdi, assis sur des coussins autour de quatre thés, sans personne d’autre que Mehdi lui-même, plongé dans la lecture de son journal, Bassam s’est un peu retiré de la conversation, pour des raisons linguistiques principalement : il était fatigué de s’époumoner et nous parlions français, ou du moins quelque chose qui s’en rapprochait. Je frimais un peu, en disant que j’avais appris la langue tout seul dans des romans policiers, Judit a eu un air admiratif. J’aimerais pouvoir faire ça avec l’arabe, elle a dit. Il doit bien y avoir des polars arabes, égyptiens sans doute (je ne sais pas pourquoi, j’imaginais Le Caire plus propice à des histoires louches de bas-fonds). Je me suis dit que je pourrais peut-être lui en offrir quelques-uns, ce qui m’a rappelé l’expédition de la veille chez le libraire ; j’ai imaginé que si j’avais rencontré ces filles vingt-quatre heures plus tôt j’aurais trouvé le courage de ne pas participer à cette expédition lâche et foireuse, mais c’était sans doute faux.
Bassam donnait des signes d’impatience, il trépignait et ne souriait plus. Il avait envie de rentrer et moi-même je sentais bien, malgré tout le désir que j’en avais, que ce thé ne pouvait durer éternellement ; Elena bâillait de temps en temps. Judit m’a expliqué qu’elles comptaient rester une journée de plus à Tanger avant de descendre à Marrakech. Une journée, ce n’était pas beaucoup. Il y a plein de choses à voir, ici, j’ai dit, avant de regretter immédiatement ma phrase ; j’aurais eu bien de la peine à en faire la liste.
Fort heureusement, aucune des deux ne m’a demandé en quoi consistaient ces merveilles, et dix minutes plus tard, alors que c’était au tour de Bassam de bâiller à s’en décrocher la mâchoire, alors qu’il paraissait avoir été hypnotisé par le balancement des seins d’Elena au point d’en fermer les paupières, Judit a donné le signal du départ. Je n’ai pas insisté pour les retenir, j’ai même acquiescé c’est l’heure, oui, je travaille demain matin. J’ai expliqué que le lendemain j’installais une table de livres devant la mosquée du quartier, j’ai répété deux fois le nom de la mosquée et celui du quartier, façon Bassam, pour être bien sûr qu’elles aient compris. Passez me voir si vous êtes dans le coin, j’ai ajouté pour plus de clarté. Il y avait très peu de chances qu’elles soient “dans le coin” étant donné l’immense intérêt touristique de notre faubourg, et tout compte fait je n’étais pas si sûr d’avoir très envie qu’elles voient de près le contenu de mes piles de bouquins, mais comprenez qu’il était horriblement frustrant de les laisser partir comme ça, sans rien leur proposer, même indirectement. Judit et Elena logeaient dans un petit hôtel de la vieille ville, nous les avons raccompagnées ; j’aurais aimé leur raconter l’histoire de Tanger, de la citadelle, des ruelles, j’en étais absolument incapable.
Il y a toujours une certaine gêne à dire au revoir, surtout dans une rue silencieuse et désertée, à côté des poubelles d’une pension dont le néon fatigué, au balcon, sous l’enseigne, électrise de temps en temps les traits de pluie fine qui recommencent à tomber. C’est un moment de trop, dont on ne sait s’il devrait s’allonger ou au contraire s’écourter jusqu’à disparaître. Vous allez vous mouiller, a dit Judit. Merci pour la soirée, j’ai soufflé. Bassam a tendu la main à Elena sans relever les yeux vers sa figure ; il valait mieux briser là, ce qui nous attendait c’était la ville luisante et la Diffusion de la Pensée coranique ; la lumière stroboscopique qui tombait par moments sur le visage de Judit figeait ses sourcils, ses lèvres et son menton. À bientôt alors peut-être, j’ai dit. Ilâ-l-liqâ’, elle a répondu, c’étaient les premiers mots d’arabe que j’entendais de sa bouche, Ilâ-l-liqâ’, sa prononciation était si parfaite, si arabe, que, surpris, j’ai répondu machinalement Ilâ-l-liqâ’, et on a pris le chemin du retour.
J’ignore si c’est la pluie qui a réveillé Bassam, mais cent mètres après avoir quitté les filles, il ne s’arrêtait plus de parler. Ah là là, ah là là, quelle soirée, mon vieux, t’as vu ça, dingue, elles sont folles de nous, j’aurais dû insister pour mon histoire de leçons d’arabe, c’est sûr qu’elles nous suivaient, t’as vu comme elle me montrait ses seins, incroyable quand même, je pensais que c’était du flan ton truc de Carmen et d’Inés, on a une sacrée veine. Ah là là.
Le plus étrange était qu’il n’avait pas l’air frustré ni déçu de les avoir ramenées à leur hôtel, il était juste heureux et paraissait se foutre de la pluie comme d’une guigne. Moi au contraire, à moitié trempé — et il nous restait encore trois bons quarts d’heure de marche — , je ressentais un vide terrible, une lassitude, comme si, en me montrant Judit avant de la reprendre, le Destin n’avait fait que décupler ma solitude. À présent, en marchant vers notre quartier, c’était Meryem qui me revenait douloureusement, sa tendresse et son corps ; l’apparition de l’Espagnole ravivait cette absence, me montrait le chemin de mon véritable amour, croyais-je, et plus la réalité de cet unique contact charnel s’éloignait — près de deux ans — plus je pensais réaliser à quel point elle comptait pour moi puisque la présence de Judit, au lieu de susciter immédiatement de nouveaux désirs, m’avait remis en mémoire des détails (parfums, textures, moiteurs) qui se manifestaient sous l’averse : l’incurable mélancolie des couilles. Bassam était remonté comme une horloge, poursuivant ses ah là là là qui m’accablaient. Bassam, ta gueule, j’ai crié. Tais-toi s’il te plaît. Il s’est arrêté net, planté au beau milieu du boulevard sans comprendre. J’ai gueulé c’est toi qui as raison, tu sais ? Il faut qu’on parte, qu’on quitte Tanger, qu’on quitte le Maroc, c’est plus possible, ici.
Il m’a regardé comme si j’étais un demeuré, un débile auquel il faut s’adresser avec douceur.
Alors patiente, a-t-il dit, parce que Dieu est aux côtés des patients.
Il citait le Prophète, avec ironie peut-être. Si Bassam était capable d’ironie. J’avais l’impression d’être complètement saoul, tout à coup, d’une ivresse immense, gigantesque, sans raison aucune. Hier l’expédition avec le Groupe, ce soir Judit. Si tout cela avait un sens, il était particulièrement obscur.
Il pleuvait de plus en plus fort, on a fini par attraper un taxi qui passait par là, ça m’a coûté mes derniers dirhams.
Arrivé à la Diffusion de la Pensée coranique, Bassam s’est remis à prier. J’ai fumé un joint, il m’a fait les gros yeux. Le Cheikh Nouredine n’aime pas ça, tu sais. Il faut que nous soyons purs.
Je lui ai levé un majeur bien senti, ça l’a fait marrer.
Le kif m’a un peu calmé — Judit en boucle dans mes pensées, je revivais la soirée, ses sourires, ses réflexions sur le Maroc, sur le Printemps arabe, sur l’Espagne, je revoyais en gros plan ses yeux noisette, ses lèvres et ses dents. Je me suis précipité sur Internet, je l’ai cherchée sur Facebook, il y avait des quantités de Judit en Catalogne, certaines sans photos, d’autres avec, pas une qui lui ressemblait.
J’ai fini par atterrir sur des pages consacrées à Barcelone, je parcourais la ville, depuis le port jusqu’aux collines, je remontais les Ramblas, cherchais l’université, le stade du Barça, contemplais les façades de Gaudí ; j’ai découvert soudain une tour moderne et étrange au beau milieu de la ville, un gigantesque sexe irisé, un phallus coloré rempli de bureaux qui se dressait face à la mer, un organe disproportionné dont je me suis demandé un instant s’il n’était pas la farce obscène d’un hacker fou ou le fantasme démesuré d’un metteur en scène de porno, comment avait-on pu construire cette tour au centre d’une ville si belle, une insulte, une provocation, un jeu, et ce bâtiment semblait là pour moi, pour me rappeler douloureusement ce que j’avais à la place du cerveau, un présage, peut-être, une obscure balise du Destin, Barcelone était sous le signe de la queue, j’ai éteint l’ordinateur. Bassam s’était endormi à même les tapis ; il ronflait un peu, sur le dos, un demi-sourire sur le visage, tranquille.