Je me suis couché ; la nuit tournait un peu, il y avait des étoiles filantes au plafond, je me suis endormi.
Les vendredis étaient toujours des journées épuisantes, je devais faire deux ou trois voyages avec un diable pour apporter les livres et les CD, les entreposer d’abord à l’intérieur de la mosquée, déplacer ensuite les tréteaux, puis avec l’aide de quelqu’un les grandes planches, ce qui prenait déjà deux bonnes heures. Il me fallait ensuite installer les livres en jolies piles, après avoir recouvert les tables d’une nappe en papier, et être plus ou moins prêt quand on appellerait à la prière ; le Cheikh Nouredine me donnait un coup de main, puis m’apportait la caisse et les rouleaux de pièces de dix centimes toutes neuves sur lesquelles une abeille butinait tranquillement une fleur de safran.
Je devais bien sûr toujours renouveler mon offre, les clients étant le plus souvent les mêmes. Ce matin-là j’avais apporté un carton de Sexualité et un autre d’Héroïnes, bien sûr, les piliers de mes ventes, mais aussi de beaux Corans avec commentaires en marge, quelques opuscules de Sayyid Qotb, La Vie du Prophète en deux forts volumes, trois titres illustrés pour enfants (La Prière, Le Pèlerinage, Le Jeûne) et un joli livre que j’aimais bien, Les Histoires des prophètes, des récits depuis Noé jusqu’à Muhammad. Plus quelques versions psalmodiées du Coran en CD et DVD.
Généralement, les clients jetaient un coup d’œil rapide en entrant dans la mosquée et s’arrêtaient plus longuement à la sortie ; pendant la prière et le prône, à part quelques passants il n’y avait personne et de toute façon d’après Nouredine je n’étais pas censé vendre pendant la prière, les musulmans doivent cesser tout commerce.
Le temps était menaçant ; j’avais pris soin de me munir de la grande bâche en plastique pour protéger les bouquins en cas d’averse même si, d’après la météo, il ne devait pas pleuvoir.
Il y avait un peu de monde sur l’esplanade, un adolescent me regardait avec de grands yeux, c’était mon petit frère Yassine, la journée commençait bien. Il portait un sac avec du pain, ça faisait près de deux ans que je ne l’avais pas vu. Il s’est rendu compte que je l’avais aperçu, a détourné la tête, a hésité, s’est éloigné de quelques pas, est revenu en arrière, je l’attendais avec un grand sourire, je lui ai tendu la main par-dessus les livres, il ne l’a pas prise, il m’a juste lâché :
— Tu devrais avoir honte de reparaître par ici.
Ça commençait à bien faire, toute cette histoire parce que je m’étais retrouvé à poil avec Meryem.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, à toi, petit merdeux ?
En entendant les jurons, quelques badauds se sont retournés. Le Cheikh Nouredine, qui était à quelques mètres de là, aussi.
L’attitude de Yassine a soudain changé du tout au tout.
— Tu sais, malgré les malheurs que tu as provoqués, tu manques énormément à maman.
Il avait l’air très ému, tout à coup.
Je ne savais pas trop quoi ajouter.
— Dis-lui qu’à moi aussi, elle me manque.
On n’allait pas non plus se mettre à chialer au-dessus de La Vie du Prophète ou de La Sexualité dans l’Islam. On s’est regardés un moment sans rien dire, je voulais le haïr, j’avais envie de le serrer dans mes bras, comme quand il était môme, il avait quatorze ans maintenant, je lui ai juste tendu une seconde fois la main, il l’a prise d’un air triste, m’a dit tout simplement à une autre fois, oui c’est ça, à la prochaine, j’avais l’impression que cela signifiait à jamais, bon vent connard, toi tu as maman et même papa, Nour qui vient d’avoir douze ans et Sarah la dernière qui en a deux de moins, tu as tous ces gens autour de toi et même une épicerie qui t’attend les bras grands ouverts, un avenir radieux grâce à moi alors ne me casse pas les burnes, j’avais envie de lui offrir un livre en souvenir, mais il est parti, les gens qu’on veut insulter partent toujours trop vite, ou c’est moi qui ne suis pas assez prompt à l’insulte et à la violence, c’est possible.
Pour l’heure je tremblais en montant et démontant des piles de bouquins, une vraie rage au cœur, sans rien comprendre à rien, comme d’habitude, je ne comprenais pas la démesure de leur haine ; je ne voyais pas qu’il me manquait des pièces, des morceaux du puzzle ; j’imaginais naïvement que tout cela avait à voir avec nos deux corps nus, le mien et celui de Meryem, et rien d’autre, car les hommes sont des chiens, aveugles et méchants, comme mon frère Yassine, comme moi, prêts à la morsure et surtout pas à l’échange, un vendredi midi sur l’esplanade d’une mosquée de banlieue, à Tanger ou ailleurs. Et tout ce que j’ignorais, le Cheikh Nouredine le savait, lui qui, à peine Yassine éloigné, s’est approché de moi, m’a demandé si c’était bien mon frère avec qui je parlais et m’a offert un regard de compassion, une tape dans le dos et quelques versets pour me réconforter. La poitrine serrée et les yeux brûlants, je me sentais de nouveau enfant, enfant prêt à appeler sa mère, cette mère qui me manquait alors que la foule des orants se pressait vers la mosquée, et j’ai réalisé seulement à ce moment-là que je n’avais plus de famille, que j’aurais beau hurler à la mort personne ne viendrait, jamais, jamais plus et que même si mon géniteur ou ma génitrice se trouvaient dans cette foule ils m’ignoreraient, et j’étais tellement tourné vers moi-même, chiard blessé, que j’étais absolument incapable de deviner les vagues de malheur qui s’étaient élevées autour de moi.
J’ai vendu un Héroïnes de l’Islam à un type qui l’achetait pour l’offrir à sa femme, je me souviens, il m’a demandé si je pouvais lui faire un paquet-cadeau, il a fait la gueule quand je lui ai répondu que non : pour cinq pauvres dirhams il exigeait un livre et un emballage, j’ai eu très envie de lui dire qu’il pouvait se les foutre dans le cul, ses héroïnes, sa pièce et même sa femme, s’il voulait, mais je n’ai pas osé. La révolution n’était pas pour demain.
J’ai écouté le prône qui était retransmis par les haut-parleurs, il était question de la sourate des Gens de la Caverne et des voyages d’Alexandre au pays de Gog et Magog ; l’Imam était savant et pieux, un homme sage peu versé dans la politique ; il énervait au plus haut point le Cheikh Nouredine et nos amis.
J’attendais l’apparition de Judit, j’étais persuadé qu’elle viendrait, il fallait qu’elle vienne. J’espérais qu’elle ait bien retenu l’endroit, le nom du quartier. C’était pour elle que j’avais choisi de me coltiner une pile d’Histoires des prophètes, je comptais lui offrir, c’était un beau livre pour quelqu’un qui étudiait l’arabe classique, et pas trop difficile, pensais-je.
Tout le monde est sorti de la mosquée, Bassam le premier ; j’ai vendu quelques bouquins, comme d’habitude, le temps passait lentement, je regardais dans toutes les directions pour voir si elle arrivait, pas trop concentré sur mon travail. Bassam se foutait de ma gueule, il avait bien compris ce que j’espérais.