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À deux heures, au moment de ranger, il m’a fallu me rendre à l’évidence : elle ne viendrait pas. La vie est une saloperie, j’ai pensé. Pour toute visite, mon connard de petit frère.

J’ai plié les gaules, la mort dans l’âme. Bassam continuait à se moquer gentiment de moi. Je n’étais pas d’humeur. Le Cheikh Nouredine nous a invités à déjeuner dans un petit restaurant du coin, comme tous les vendredis, avec le reste des “membres actifs” du Groupe ; je les ai écoutés parler politique, Révolutions arabes, etc. C’était amusant de voir ces conspirateurs barbus en train de se lécher les doigts ; le Cheikh avait étalé sa serviette sur sa poitrine, un coin dans le col de la chemise, pour ne pas se tacher — la sauce au safran, ça ne pardonne pas. Un autre tenait sa cuillère à pleine main comme un gourdin et bouffait à dix centimètres de l’assiette, pour avoir le moins de chemin possible à parcourir : il engouffrait la semoule dans sa gueule grande ouverte comme du gravier dans une bétonnière. Bassam avait déjà terminé, deux larges traits jaunâtres lui agrandissaient la bouche jusqu’au milieu des joues et il suçait avec passion un dernier os de poulet. Les barbes prophétiques fleurissaient de grains de semoule, se maculaient d’une averse de neige dorée, et il fallait ensuite les épousseter comme des tapis.

Je suivais vaguement, de loin, la conversation sans y participer : je savais que, comme chaque vendredi, ils allaient revenir sur le prêche de l’Imam détesté, qu’ils allaient finir par traiter de mystique, en français (pour le Cheikh Nouredine, mystique était une insulte encore plus grave que mécréant ; j’ignore pourquoi, mais il disait toujours mystique tel quel, dans la langue de Voltaire, peut-être à cause de la ressemblance avec moustique ou mastic ; les soufis ou soupçonnés tels étaient sa bête noire, presque autant que les marxistes). Effectivement, la conversation tournait autour de la Caverne, et de son commentaire ; l’un demandait pourquoi l’Imam n’avait pas insisté sur les premiers versets, sur l’attaque contre les chrétiens et le fait que Dieu n’avait pas de fils ; l’autre s’inquiétait de l’emphase mise sur le personnage du chien, le gardien des sept dormants, qui les veille pendant leur sommeil ; un troisième trouvait qu’il y avait tout de même des sujets plus urgents à traiter que le pays de Gog et Magog et Alexandre le Cornu. Le Cheikh Nouredine trancha la discussion, il cracha Mistik ! Mistik ! Kullo dhalik mistik ! ce qui réjouit tout le monde.

Je n’arrivais pas à m’intéresser à autre chose qu’à Judit. Elle n’était pas venue. Comment la revoir ? A priori si les deux filles suivaient le planning prévu, du moins celui que j’avais cru comprendre la veille, demain elles quittaient Tanger pour Marrakech. Une idée : je pouvais toujours passer à leur hôtel. Laisser un mot, qui sait, avec un mail et un téléphone ; j’avais un portable au crédit éternellement épuisé, mais à même de recevoir des appels. Mieux encore : lui apporter le livre (ou même plusieurs livres, tant pis pour le poids dans son sac à dos — je l’imaginais avec un sac à dos, emblème de la jeunesse européenne, plutôt qu’avec une valise à roulettes) et à l’intérieur le mot susdit. Jusqu’ici je n’avais jamais rien pris dans le stock, je lisais les bouquins qui m’intéressaient, c’est tout. Je ne pensais pas que le Cheikh Nouredine s’offusquerait pour quelques exemplaires manquants, après tout le but de l’association était la diffusion de la pensée coranique, j’œuvrais donc dans le bon sens.

Je ne voulais pas m’abaisser jusqu’à attendre toute la soirée devant leur pension qu’elles apparaissent. Il fallait que je sois ferme là-dessus, même si la tentation était grande. Le déjeuner me paraissait interminable.

En puis finalement le Cheikh s’est levé, entraînant tout le monde à sa suite ; je l’ai remercié, il m’a souri chaleureusement, j’en ai profité pour lui demander s’il pouvait m’avancer deux cents dirhams sur mon salaire du mois prochain, il m’a répondu même cinq cents si tu en as besoin, c’est pour quoi faire ? Je ne voulais pas lui mentir, je lui ai dit c’est pour faire un cadeau à une amie, et l’inviter à manger une glace, j’avais l’impression d’être un enfant, un adolescent qui demande à ses parents le prix d’une place de cinéma pour acheter des clopes, il avait l’air très heureux de ma franchise, il m’a dit aucun problème, si c’est pour une noble cause, et m’a sorti cinq billets de cent, je n’en demandais pas tant, c’était une fortune, la moitié de mon salaire. Tu fais bien ton travail, tu es l’un des nôtres, tu étudies beaucoup, tu as aussi le droit de te divertir. J’ai aimé cette amitié presque fraternelle, j’ai eu honte tout à coup de la trahir, d’une façon ou d’une autre. Bassam me regardait avec envie, le Cheikh Nouredine avait sorti ces billets sans se cacher, lui il avait droit à un autre genre de salaire, celui de la violence et du danger.

À partir du vendredi soir et jusqu’au dimanche, j’étais en week-end ; je n’avais à répondre de mon emploi du temps devant personne. Ma gratitude envers le Cheikh Nouredine disait beaucoup de ma naïveté, pour ne pas dire de ma connerie. J’avais la pensée engluée dans la confiture d’eau de rose. Comme dit le proverbe espagnol : un poil de con est plus solide qu’un fer à béton. Je suis repassé à la Diffusion en même temps que tout le monde, ils se préparaient pour une réunion dont j’étais dispensé, tant mieux ; une fois n’est pas coutume, au lieu de s’installer tranquillement sur les tapis, ils se sont enfermés dans le petit bureau du Cheikh, avec des airs de conspirateurs. Je supposais bien que cela avait à voir avec l’attentat dont m’avait parlé Bassam hier, mais j’étais incapable d’imaginer qu’il pouvait s’agir d’une action réelle, et encore moins de la violence la plus cynique et paranoïaque. Le fait que le Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique ait pignon sur rue garantissait, croyais-je, qu’il maintienne ses activités dans les limites (lâches, il est vrai) de la loi.

J’ai pris trois livres que j’ai assez minablement emballés dans du papier journal (mais bon, le canard aussi était en arabe, hein, ça allait avec le thème) et je suis sorti. J’avais pris soin de mettre un polar dans ma poche ; si les filles n’apparaissaient pas, je passerais ma déception à claquer le pognon du Cheikh en lisant et en éclusant des bières.

Et je suis parti vers leur hôtel, bien décidé finalement à faire le pied de grue devant cette pension jusqu’à ce qu’elles apparaissent. Comme quoi, je n’avais aucune force morale.

Cette nuit-là, alors que j’avais passé la fin de l’après-midi et la soirée avec Judit, alors que j’étais certes triste de l’avoir laissée à nouveau mais surtout heureux de l’avoir revue, j’ai eu mon premier cauchemar, enfin mon premier vrai cauchemar de l’âge adulte. Pas un rêve érotique qui m’aurait permis de retrouver celle que je venais de quitter mais un songe atroce, où apparaissait mon petit frère aperçu le matin même, des visions infernales qui allaient se répéter plus ou moins à l’identique jusqu’à aujourd’hui ; la matière du rêve varie peu, sa forme est plus mouvante — la violence, la couleur, les images de la peur persistent, on ne s’y habitue jamais, malgré la fréquence : la pendaison, qu’on me pende moi-même ou que je tombe sur un corps pendu encore gigotant ; la mer parcourue soudain d’un courant rouge de plus en plus épais qui finit par me noyer alors que je me baigne ; le viol, où des vieillards squelettiques me forcent en riant sans que je puisse bouger ou crier, toutes ces scènes interrompues à leur point culminant par un réveil essoufflé ou se poursuivant au contraire éternellement, la longue agonie de la contemplation d’un cadavre familier flottant dans l’air, la nage éperdue dans des vagues de sang : celles qui ont été témoins de mon sommeil me racontent que je peux gémir longtemps, recroquevillé les bras contre la tête ou me tourner et me retourner en poussant des cris étouffés. L’ordre des séquences peut varier, certaines s’absenter quelque temps puis revenir, à l’improviste, sans que je n’aie jamais réussi à comprendre la raison de leur réapparition.