Après la lecture, quatre cinq heures de sommeil jusqu’à la prière de l’aube : le Cheikh Nouredine venait, et avec lui une bonne partie du Groupe (sauf Bassam, qui disait prier à la maison, ce que j’avais du mal à croire). Quand ils partaient je me recouchais jusqu’à huit neuf heures, puis petit-déjeuner, et à neuf heures et demie pétantes j’ouvrais la librairie. Souvent le Cheikh revenait vers midi, nous discutions un moment, il me demandait d’ajouter ceci ou cela à la page web, vérifiait l’état des stocks, commandait généralement lui-même les livres en voie d’épuisement (un carton de Sexualité, un d’Héroïnes, les œuvres complètes d’Ibn Taymiya en vingt volumes) et repartait à ses affaires. Les ouvrages mettaient en gros un mois à nous parvenir d’Arabie, alors il fallait prévoir. Ensuite, tout l’après-midi j’avais la paix. Je restais tranquille à étudier, comme disait le Cheikh Nouredine. Le paradis. Logé, blanchi et instruit. Après la prière du soir Bassam passait me prendre, et on retournait faire un tour, et ainsi de suite. Une saine routine.
Je n’avais qu’une trouille, ou qu’un désir, c’était de croiser ma famille ; ils savaient où j’étais, je savais où ils étaient ; j’ai aperçu ma mère, une fois, sur le trottoir d’en face — je me suis planqué, le dos tourné, le cœur battant. J’avais honte. Eux aussi, même si j’ignorais encore à quel point, pour quelle raison. J’aurais aimé voir ma petite sœur, elle avait dû bien changer, beaucoup grandir. J’essayais de ne pas y penser. J’essaye toujours. Je me demande ce qu’ils savent de moi, aujourd’hui. Il y a toujours des bruits, des rumeurs qui parviennent au pays ; ils doivent certainement se boucher les oreilles.
Souvent, je pensais à Meryem — je me disais que j’aurais pu trouver le courage de prendre un bus jusqu’au village pour aller la voir discrètement. Je lui écrivais, et ces lettres finissaient toujours à la poubelle, par lâcheté surtout. Meryem était déjà du domaine des songes, du corps bruissant du souvenir.
L’année a passé vite, et quand les manifestations ont commencé en Tunisie il y avait déjà plus d’un an que j’étais là. Ma tranquillité a été un peu mise à mal par ces événements, je dois le dire. Le Cheikh Nouredine et tout le Groupe étaient comme fous. Ils passaient leur temps devant la télé. Ils priaient toute la journée pour les frères tunisiens. Après ils ont mis sur pied des collectes pour les frères égyptiens. Puis lorsque la liste s’est allongée aux frères libyens et yéménites, ils ont commencé à organiser des actions “pour nos frères arabes opprimés”.
Quand la contestation a débuté au Maroc le 20 février, ils ne tenaient plus en place. Ils se relayaient dans les sit-in, les manifs. Ma librairie était devenue un QG de campagne : le groupe voyait les révoltes arabes comme la marée verte tant attendue. Enfin de vrais pays musulmans du Golfe à l’Océan, ils en rêvaient la nuit. D’après ce que m’expliquait le Cheikh Nouredine, l’idée était d’obtenir le plus possible d’élections libres et démocratiques pour prendre le pouvoir et ensuite, de l’intérieur, par la force conjointe du législatif et de la rue, islamiser les constitutions et les lois. Leurs projets politiques m’étaient un peu indifférents, mais le militantisme incessant et bruyant chamboulait complètement ma routine. Ils ne me laissaient plus accéder aussi souvent à Internet (ils en avaient besoin tout le temps), ni lire tranquillement. Il y avait toujours une activité, une manifestation à laquelle participer, une émission à regarder à la télé. Du coup je passais de plus en plus de temps dans le centre-ville. J’allais lire un roman policier devant un thé place de France tout l’après-midi. Le Cheikh Nouredine me reprochait un peu mes absences, il me disait tu pourrais participer plus activement à notre combat, et me faisait les gros yeux.
Ils prenaient des coups. Les flics avaient reçu l’ordre de disperser les fins de manifestations sans gaz lacrymogène, sans balles en caoutchouc, à l’ancienne, à la main et à la matraque, et ils s’en sortaient plutôt bien : on voyait les bleus fleurir au-dessus des barbes. Comme la jeunesse devait être à l’avant-garde du Mouvement, Bassam avait été le premier à prendre quelques beignes près de la place des Nations, un soir tard, et à rentrer en héros, la poitrine striée d’ecchymoses, un pansement sur le nez, les yeux violets, en scandant encore “Pour Dieu, la Nation et la Liberté”. Le modèle, c’était l’Égypte. Ils n’avaient que cela à la bouche, Le Caire, la place de la Libération. L’Égypte est une société avancée, disait le Cheikh Nouredine, les Frères vont emporter le morceau. Il en pleurait presque d’émotion. Je me souviens, quand on a entendu à la télé un spécialiste français du Monde arabe dire il n’y a pas de Frères musulmans place Tahrir, le Cheikh Nouredine a tout d’abord été vexé à mort. Mensonges, il disait. Dieu détruise ces mécréants. Quels salauds ces Français, ils ne respectent rien, pas même la vérité. Prêts à tout pour conserver leur pouvoir, ces enculés. Et puis il s’était repris, en se disant qu’après tout ce n’était pas mal de rester dans l’ombre, ça donnait un air encore plus légitime à la contestation. De plus les nouvelles d’Égypte étaient excellentes : les Frères étaient assurés de sortir grands vainqueurs des élections libres lorsqu’elles auraient lieu, et de former un gouvernement. Le premier depuis l’arnaque algérienne vingt ans auparavant.
Ça a été le bordel à Tanger pendant au moins une semaine, mais le Cheikh Nouredine voyait bien que cela ne prenait pas le chemin tunisien ou égyptien, que le Palais était plus malin ou plus légitime (après tout, le Roi n’est-il pas le Commandeur des croyants ?) et qu’il faudrait en passer par une alliance avec un parti en place si la réforme de la Constitution avait lieu.
Quelques semaines plus tard, le Roi a amnistié tout un contingent de prisonniers politiques, parmi lesquels des membres du Groupe qui pourrissaient dans les geôles du régime depuis les rafles massives après les attentats de Casablanca des années auparavant. Le Cheikh était euphorique. Il a accueilli ces compagnons comme s’il s’agissait de Joseph lui-même revenu d’Égypte pour retrouver ses frères. La Diffusion de la Pensée coranique est devenue une ruche de barbus.
J’avais hâte que toute cette agitation se termine pour pouvoir reprendre ma routine de lectures et retrouver ma tranquillité. Le Groupe était un vrai tas de bestioles en cage, ils tournaient en rond en attendant le soir et le moment de l’action. Ils avaient décidé de profiter du désordre, des manifs et des flics pour entreprendre le “nettoyage du quartier” comme ils disaient. Bassam, pressé de venger sur le premier venu son nez cassé de l’autre jour, était à la proue des bastonneurs. Ils sortaient par bandes d’une dizaine, armés de gourdins et de manches de pioches après un sermon belliqueux et éloquent du Cheikh Nouredine, où il était question des expéditions du Prophète, du combat de Badr, du Fossé, de la tribu juive des Banu Qaynuqa, de Hamza le héros, de la gloire des martyrs en Paradis et de la beauté, de la grande beauté de la mort dans la bataille. Puis, bien chauds après cette mise en jambes théorique, ils partaient presque en courant dans la nuit, les nerfs et la trique de Bassam en tête. Je n’ai rien su du résultat des premiers engagements, si ce n’est qu’ils rentraient contents, essoufflés, sans blessés ni martyrs. Le Cheikh Nouredine pensait que pour des questions de sécurité il était important qu’il ne participe pas lui-même à cette guerre sainte, mais me faisait les gros yeux quand je disais que je préférais lui tenir compagnie à la Diffusion. Après deux nuits de combats sans pertes, il souhaita mener lui-même les troupes à la victoire ; je me préparais à rester tranquillement enfin seul devant l’ordinateur, mais un regard du Cheikh Nouredine suffit pour me convaincre qu’il valait mieux que je me joigne à eux ; on m’a donné une trique que j’ai dissimulée, comme tout le monde, sous mon caftan.