L’endroit me remplissait de nostalgie, et je m’en voulais chaque fois : j’avais souhaité venir jusqu’à Barcelone, ce n’était pas pour pleurer dans mon assiette au souvenir de Tanger. Je pensais à ma mère, à ma famille, à Bassam bien sûr.
Je me rendais compte que je n’allais plus très souvent à la mosquée, juste le vendredi midi, et encore, de temps en temps. Je lisais le Coran et son commentaire, parfois, c’est vrai, mais de plus en plus rarement. J’avais du mal à retrouver la concentration que demande la prière ; j’avais l’impression de ne plus être disponible pour Dieu, d’accomplir un simulacre mécanique. La foi était une peau morte que Cruz et les lectures m’avaient arrachée ; il ne me restait que la pratique religieuse et elle paraissait bien vide, simples prosternations sans écho.
Parfois je me prenais à m’imaginer à Paris, ou à Venise ; si j’avais eu un passeport en règle j’aurais bien aimé m’y rendre : Paris pour acheter des polars, voir la Seine ; Venise pour visiter la ville de Casanova, retrouver les lieux de ses frasques, naviguer sur la lagune.
À aucun moment, dans ses voyages, Ibn Batouta ne parle de passeport, de papiers, de sauf-conduit ; il semble voyager à sa guise et ne craindre que les brigands, comme Saadi le marin craignait les pirates. C’était désolant de penser qu’aujourd’hui, pour peu qu’on soit assassin, voleur ou même juste arabe, on ne pouvait pas si simplement visiter la Sérénissime ou la Ville Lumière. J’ai bien pensé un moment à utiliser les réseaux de la rue des Voleurs pour me faire établir une nouvelle identité, mais ce que je savais par pure expérience livresque, c’est que c’était très difficile et souvent peu efficace, par les temps qui couraient, à moins de choisir un passeport libyen, soudanais ou éthiopien qui, sans l’autocollant mordoré et chatoyant du visa Schengen, ne servait à rien. S’il n’y avait pas eu Judit, je crois que j’aurais tenté le tout pour le tout, je serais retourné à Algésiras, j’aurais essayé de franchir clandestinement la douane du port dans l’autre sens, ce qui ne devait pas être bien compliqué, et une fois au Maroc, je n’aurais eu qu’à prier pour que les gabelous de la Mère Patrie n’aient jamais entendu parler de moi et me laissent rentrer au bercail. Ensuite, je me serais installé à Tanger avec mon magot, avant de retourner à mes soldats morts et à Jean-François Bourrelier, le champion de la saisie kilométrique. Et quelques années plus tard, une fois mes crimes prescrits, enrichi sur le dos d’un million trois cent mille Poilus crevés, j’aurais demandé un visa de touriste pour aller à Venise et à Paris, et voilà.
Mais j’avais l’espoir qu’un de mes baisers sorte Judit de sa maladie, qu’un jour elle se réveille et décide d’être avec moi à nouveau, à plein temps. Et puis malgré les conditions, malgré la grande misère de la rue des Voleurs, je n’étais pas mal loti — j’avais juste la sensation d’être en escale ; la vraie vie n’avait toujours pas commencé, sans cesse remise à plus tard : ajournée à la Diffusion de la Pensée coranique partie en flammes ; différée sur l’Ibn Batouta, embarcation perdue ; retardée chez Cruz, chien parmi les chiens ; suspendue à Barcelone au bon vouloir de la crise et de Judit. La cavale, toujours. Il y avait des comptes qui n’étaient pas encore soldés et aujourd’hui, dans mon bruyant monastère, mon couvent de derviches voleurs, alors que tout a brûlé au-dehors, l’Europe, le Monde arabe, que les flammes ont dévoré les livres, que la haine nous a envahis, détruisant le monde d’hier avec l’acharnement de la bêtise, que les chiens grondent, s’élancent les uns contre les autres pour s’entretuer aveuglément, les dernières semaines de la rue des Voleurs m’apparaissent comme un sombre bonheur, le fil d’un rasoir dont on ignorait quelle gorge il allait trancher : comme l’équilibriste doit mépriser la possibilité de la chute pour se concentrer sur ses pas — il regarde devant lui, manœuvre doucement la perche qui le préserve de l’abîme et avance vers l’inconnu — je marchais sans penser à la fatalité qui m’avait poussé jusqu’à Barcelone ; en bon animal, je pressentais l’orage à venir, autour de moi, en moi, tout en l’oubliant pour mieux essayer de franchir le vide.
C’est le Cheikh Nouredine qui m’a prévenu, par un bref message ; c’est une drôle de chose que la vie, un mystérieux arrangement, une logique sans merci pour un destin futile. Il venait me rendre visite. Il devait passer à Barcelone pour une réunion, pour affaires. J’étais heureux, je l’avoue, de le revoir, un peu inquiet, aussi — l’écho de l’attentat de Marrakech planait encore, un an après. L’incendie du Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique aussi. Des questions que j’avais ressassées si longtemps — elles s’étaient petit à petit vidées de leur sens.
Le Cheikh Nouredine était puissant — il disparaissait à son gré pour revenir quand bon lui semblait, depuis l’Arabie ou le Qatar, bras désarmé d’une fondation pieuse, sans problèmes de passeport, de visa, d’argent. Toujours élégant, en costume, avec une chemise blanche, sans cravate bien sûr, une courte barbe bien taillée, une petite valise noire ; il parlait posément, souriait, riait même parfois ; sa voix savait passer de la douceur de la fraternité aux cris du combat, je les entends encore parfois dans mon sommeil, ces discours sur la bataille de Badr,
Je vous viendrai en aide,
avec mille anges se suivant les uns les autres,
on avait l’impression qu’il connaissait tout le Coran par cœur,
Dieu vous a donné la victoire à Badr alors que vous étiez les plus faibles, et le Texte resplendissait dans sa bouche, brillait des mille lumières de ces anges promis par le Seigneur ; il nous racontait des heures durant l’histoire de Bilal, l’esclave torturé pour sa Foi, qui devint le premier muezzin de l’Islam et dont la voix, la voix unique pouvait tirer des larmes aux habitants de Médine lorsqu’il appelait à la prière — et tous ces récits nous remplissaient de force, de joie ou de colère, selon leurs thèmes.
Retrouver le Cheikh Nouredine, c’était un Signe : une partie de moi, de ma vie, de mon enfance réapparaissait à Barcelone, et malgré les doutes, les mystères, la honte liée à l’expédition nocturne des bastonneurs de Tanger, un peu de lumière entrait dans la rue des Voleurs.
J’ai raconté tout cela à Mounir, sans aborder les détails les plus troubles, et même à lui, qui était tout sauf religieux, j’ai réussi à transmettre un peu de l’énergie du Cheikh Nouredine, il avait hâte de le rencontrer. J’espérais secrètement que le but de son voyage était l’ouverture d’un bureau-librairie à Barcelone dont j’aurais pu m’occuper, comme à Tanger ; cela expliquerait pourquoi il avait repris contact. J’imaginais une petite boutique dans le Raval, avec des livres en espagnol, en arabe et pourquoi pas, en français — un miracle. Une librairie dont le fonds aurait été constitué majoritairement d’ouvrages venus d’Arabie, mais avec une ou deux étagères de polars et un rayon d’hommage à Casanova, enfin, un lieu qui me ressemblerait. Oui bien sûr, j’étais clandestin et recherché, mais dans mon rêve je me voyais inscrire ce petit business au nom de Judit et rester là, des années, dans l’odeur si particulière — encre, poussière, vieilles pensées — des bouquins, confiant dans le fait que la maréchaussée ne s’intéresse que peu à la chose écrite et, en général, laisse les libraires plutôt tranquilles, comme ici, aujourd’hui, on ne m’emmerde que très peu dans ma bibliothèque : c’est le seul espace de liberté du coin, où parfois même les matons viennent discuter le bout de gras. Peu de lecteurs, beaucoup de livres. Bien sûr notre taule est loin d’être la plus importante de toutes les centrales d’Espagne, mais c’est sans doute une des plus modernes ; autour de moi les chiens déambulent dans les couloirs.