Je me demandais quelle cause justifiait le voyage de Nouredine depuis le golfe Persique pour ce dîner de gala tout droit sorti du XVIIIe siècle, je n’ai pas osé lui demander.
Il m’avait ramené Bassam, et ça me suffisait.
On a décidé de faire un tour avant de rejoindre le carrer Robadors, Bassam semblait sorti de sa torpeur et ouvrait de grands yeux en découvrant la ville, depuis le temps qu’il en rêvait, le bougre, il lâchait des ah putain putain devant les boutiques de luxe, les avenues, les bâtiments ; il se retournait sur les filles à vélo dont les jupes se relevaient au gré des coups de pédale, sur les mannequins dans les vitrines, sur les passantes fardées, levait la tête vers les immeubles modernistes, se secouait d’un air incrédule face à tout ce luxe et cette liberté, ça faisait plaisir à voir, j’en oubliais presque la maladie de Judit, comme autrefois Bassam me communiquait son enthousiasme enfantin, il n’arrêtait pas de s’exclamer dingue, dément, oh la vache regarde celle-là, quel morceau, mon Dieu quel beau morceau, c’est la folie pure et je lui répondais et encore, t’as rien vu, mon vieux, t’as rien vu, attends, attends. On remontait tranquillement rambla Catalunya, sous les arbres ; je lui ai payé un café en terrasse pour qu’il profite à loisir des demoiselles et de la douceur du printemps, j’avais l’impression que nous étions revenus en arrière, au temps béni de notre adolescence, transportés dans le rêve de Bassam lorsque nous contemplions le Détroit — il me parlait des lumières de Barcelone, des filles de Barcelone, des bars de Barcelone : grâce à sa présence j’avais enfin l’impression d’y être, d’être quelque part, d’être arrivé à destination. Il n’arrêtait pas de se marrer tout seul comme un gosse, et c’était une vraie joie de revoir sa bonne grosse tête de plouc barbu sourire au monde.
— Ben alors, tu étais où, pendant tout ce temps ? Qu’est-ce que c’était que ces messages à la noix que tu m’envoyais ?
— Quoi ? Houla, regarde-moi un peu ces nibards. Rien, j’étais en Orient, avec Nouredine.
— Mais pourquoi tu as disparu comme ça ? Qu’est-ce que tu foutais à Marrakech ?
— À Marrakech ? À Casa tu veux dire ? Mate-moi un peu ces jambes, c’est hallucinant.
— Non, à Marrakech, tu te souviens, le jour de l’attentat ? Judit t’a aperçu, là-bas.
— L’attentat de Marrakech, oui bien sûr que je me souviens. Je ne sais plus, je crois qu’on était en route pour le sud.
Impossible de l’arracher à sa contemplation urbaine. Tant pis, on discuterait plus tard.
On est repartis vers le bas de la ville, et un peu plus loin Bassam est tombé en arrêt face à la vitrine d’une galerie d’art, devant une immense photographie de deux mètres par trois : une scène étrange, huit personnages derrière une table chargée de canettes de bière vides, de verres désuets, de bouteilles de vin, de restes de bouffe, de bols et de cuillères sales, d’emballages froissés, d’alcools, de bricks de jus de fruits, de cendriers débordant de clopes, d’allumettes cramées : deux filles en soutien-gorge debout un joint à la main ; trois mecs torse nu, dont un très velu, à l’arrière-plan, grimpé sur une chaise, coupé aux épaules ; un barbu pensif, à droite, avec une clope, la tête tournée vers les autres, absorbé dans la contemplation du désastre et en face de lui, à l’extrémité gauche, un type à poil souriant à l’appareil, un chapeau sur le crâne, tandis qu’à ses côtés un couple élégant — veston, chemise claire, gilet noir pour la femme — semblait tellement saoul qu’ils devaient se soutenir l’un l’autre, épaule contre épaule, comme les drogués de la rue des Voleurs. Au fond à gauche, une vitre laissait passer une lumière orangée, un éclairage d’apocalypse dont on ignorait s’il était dû au coucher du soleil, au lever du jour ou à une ampoule de cage d’escalier. L’ensemble, dans ces proportions gigantesques, dégageait une force extraordinaire ; un mouvement montait en diagonale depuis le sourire du type au chapeau jusqu’à la poitrine velue dans le coin opposé ; les poils brillaient sur les peaux jaunâtres, les boîtes de bière rouges explosaient sur la table ; les filles en soutifs dentelés avaient des bourrelets, des visages fatigués, des seins lourds ; la blonde bien habillée fermait des yeux cernés, ses longs cheveux filasse dégueulaient sur la crasse de la table, dans les miettes de tabac, les vieilles frites, les taches de vin.
Bassam était tout près de l’image, il observait chacun de ces personnages puis hochait la tête d’un air incrédule, en murmurant ; il a pris du recul pour contempler la photo en entier et s’est retourné vers moi, interrogateur — il a demandé avec un air de dégoût qu’est-ce que c’est ? Une publicité ? ; j’ai répondu en rigolant je ne crois pas, c’est de l’art, mon vieux. Bassam ne rigolait pas, il paraissait effrayé, il m’a dit Lakhdar si tu restes ici tu vas finir comme ça, comme eux, ça m’a fait rire encore plus, j’ai dit Bassam tu es complètement cinglé, il m’a dit tu ne vois pas, c’est une parodie de la sourate de la Table garnie, Ô Dieu Notre-Seigneur, dit ‘Issa, fils de Maryam, fais descendre du ciel une table servie qui soit une fête, pour le premier d’entre nous comme pour le dernier, c’est une ignominie, il avait l’air tout à fait sérieux, effrayé et en colère à la fois.
Je n’y connaissais pas grand-chose en art, mais à part la table, évidemment, il était difficile de voir dans ce cliché quelque chose de religieux, au contraire, c’était totalement décadent, obscène et décadent.
— Mon vieux, tu délires, allez, viens.
Mais il n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’image ; il fixait les filles en sous-vêtements, les bouteilles de vin et l’homme au chapeau avec haine — s’il l’avait pu il aurait sans doute brisé la vitrine.
— Tu veux qu’on l’achète, c’est ça ? Tu veux que je demande s’ils peuvent t’en faire une petite copie pour chez toi ? Je te la prends en photo avec mon téléphone ?
Il m’a regardé d’un air furibard, cette chose est une offense à Dieu, ce pays est une offense à Dieu, il a levé les yeux vers le ciel.
— Allez viens, on s’en va.
J’ai commencé à marcher et il a fini par me suivre ; il grommelait des imprécations.
Je savais où il fallait l’emmener pour que ça lui passe. Tant pis pour les risques des transports en commun, on a pris un autobus direction la Barceloneta — quand Bassam m’a demandé où on allait, je lui ai répondu au Paradis. Ça ne l’a pas du tout fait marrer, il m’a sèchement rembarré d’un arrête tes blasphèmes, avant de retrouver son mutisme du début d’après-midi.