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En sortant, on est tombés sur deux ivrognes qui pissaient copieusement contre la façade, provoquant les hurlements des mendiants attendant l’ouverture des évangélistes pour leurs cantiques et leurs casse-dalle.

C’était samedi, l’activité péripatéticienne battait son plein au carrefour ; deux ou trois dealers tournaient dans le soir ; un junkie en manque a dégueulé un jet de bile au pied d’un lampadaire, éclaboussant deux cafards gros comme des grenouilles qui sortaient paresseusement du restaurant voisin.

La gargote était presque vide — j’ai salué chaleureusement les tenanciers, je leur ai présenté Bassam, un ami d’enfance de Tanger. Ils lui ont souhaité la bienvenue à Barcelone. Nous nous sommes installés à une table sur le côté ; au fond de la salle, Al-Jazira transmettait en boucle des images de massacres divers, en Syrie ou en Palestine, entrecoupées de manifestations violentes, en Grèce ou en Espagne.

— C’est chouette que tu sois là.

Il était pressé de commander le dîner.

La perspective de la bouffe de chez nous avait ramené le sourire sur le visage de Bassam. L’avoir en face de moi, comme ça, comme autrefois, me ramenait à Tanger, à Meryem. Je ne savais pas comment commencer. Sous la table, ma cuisse bougeait nerveusement.

— Ta mère m’a donné par hasard une vieille lettre de toi. Avec celle de Meryem à l’intérieur. Tu aurais pu m’en parler.

Il a eu l’air très surpris, tout d’un coup, il roulait des yeux affolés, il ne s’attendait pas du tout à ça ; il a fini par prononcer :

— J’avais peur de te faire du mal. Quand tu es rentré je n’ai pas osé. Après c’était trop tard. J’aurais dû détruire tout ça, que tu ne saches jamais.

Il regardait la nappe.

— Tout finit par se savoir un jour, j’ai dit connement. Et j’ai eu honte d’évoquer ainsi le souvenir de Meryem, de la trahir, comme si sa mort était une nouvelle banale, un genre de météo ou le résultat de la loterie des Voleurs.

— Il est bon ici le tagine ?

— Meilleur que celui de chez toi, enfoiré.

Ça l’a fait marrer.

— C’est pas bien difficile, remarque.

Les portions étaient gigantesques, marocaines. Bassam s’est jeté sur la nourriture comme un perdu.

— Judit est malade, j’ai dit.

Il m’a regardé un instant, entre deux bouchées, sans comprendre ; je n’avais finalement pas envie de lui expliquer. J’aurais voulu lui raconter en détail l’Ibn Batouta, le port d’Algésiras, Cruz, les cadavres ; l’agonie de Cruz que j’avais tenue secrète si longtemps.

— Qu’est-ce que tu as foutu pendant tout ce temps ?

J’ai répété la question trois ou quatre fois, au rythme de sa cuillère ; il a avalé la moitié de son Coca-Cola, a fini par souffler rien de spécial, ne me pose plus de questions, avant de retourner à l’ingestion régulière des légumes, au rongement goulu des os de poulet ; il avait encore faim, il a commandé une ration de riz aux fruits secs ; j’ai levé la tête vers la télévision, par réflexe, où était-il allé, au Yémen, en Afghanistan, au Mali, en Syrie même, peut-être, qui sait, il y avait tant d’endroits où l’on pouvait combattre, pour quelle cause, celle de Dieu sans doute, la cause première, j’avais du mal à imaginer Bassam crapahuter dans le désert ardent un fusil à la main — physiquement, il n’avait pas beaucoup changé, il était peut-être un rien plus maigre, mais rien de frappant une fois qu’on s’était habitué à son crâne rasé c’était le même, le même en plus silencieux, en plus tendu, en plus vieux. Tout cela était irréel. Son œil de chien battu a replongé dans l’assiette, est-ce qu’il pensait à la guerre, non, il devait se contenter de mastiquer, le crâne vide.

Le nom de ce Français grand massacreur d’enfants juifs à Toulouse m’est revenu à l’esprit ; impossible d’associer Bassam à un truc aussi lâche — j’imaginais une seconde un journaliste m’interrogeant à son propos, j’aurais répondu que c’était un type sympathique, plutôt drôle, qui aimait regarder les filles et bien bouffer. Si c’était encore le même.

— C’était toi à Tanger, au Café Hafa ?

Il a relevé la tête de son assiette, a planté ses yeux vides dans les miens, j’ai détourné le regard.

Je n’avais plus envie de savoir.

Je n’avais pas envie de savoir ce qu’était la guerre, sa guerre ; je n’avais pas envie de connaître ses mensonges, ou sa vérité.

J’ai repensé à Cruz, hypnotisé par les couteaux des djihadistes devant son écran.

J’ai posé une dernière question :

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Il y avait une grande peine sur son visage, tout à coup, une grande tristesse ou une grande indifférence.

— Rien de spécial, khouya, te voir. Voir Barcelone.

Impossible de deviner s’il était blessé par mes soupçons ou si son propre destin l’attristait, comme une maladie incurable.

L’éloignement, dans l’amitié comme dans l’amour. Bassam s’éloignait ; je m’éloignais aussi, sans doute — je n’étais plus l’enfant attardé de Tanger, plein de rêves médiocres ; j’étais en route pour ma prison, déjà enfermé dans la tour d’ivoire des livres, qui est le seul endroit sur terre où il fasse bon vivre. Judit disparaissait dans la maladie ; il me fallait des efforts surhumains pour me rendre à l’hôpital Clinic, où elle était soignée ; l’odeur des couloirs, la distance cynique du personnel, le faux silence de ces chambres bruissant secrètement de mort me provoquaient une angoisse atroce, terrible ; la petite morgue de Cruz me revenait en mémoire, les corps ne me quittaient plus ; je voyais l’hôpital comme une gigantesque fabrique de chair éteinte : des femmes et des hommes entraient par la grande porte et ressortaient par-derrière, chiens crevés que l’on traînait pour les brûler un peu plus loin, et je ne voulais pas que Judit disparaisse, c’était impossible. Elle partageait sa chambre avec une dame d’une cinquantaine d’années qui avait tout un régiment de pleureuses à son chevet et a été assez vite transférée dans une autre partie du bâtiment : à l’hôpital il faut être agonisant pour obtenir une chambre individuelle, et éviter de déprimer par les râles du mourant et les gémissements de la famille la voisine qui lutte encore pour conserver sa vie — et même si la tumeur de Judit était bénigne, il lui fallait subir toute une série de traitements avant l’opération proprement dite ; pour un peu je me serais remis à prier, si je n’avais pas été convaincu, de plus en plus, de l’injustice de Dieu, qui ressemble grandement à une absence. Malgré tout Judit semblait garder le moral — elle avait espoir, les médecins étaient optimistes et seule sa mère, Núria, que je voyais à chacune de mes visites, paraissait vieillir à vue d’œil. Elle ne quittait presque plus la chambre de sa fille, recevait les visiteurs, donnait des explications sur l’évolution du mal, comme si elle en avait été elle-même atteinte ; Judit était parfois alitée, parfois assise dans un fauteuil ; je restais un quart d’heure puis je m’en allais. Nous discutions de tout et de rien, du temps, de l’état du Monde arabe, de la guerre en Syrie, de nos souvenirs, aussi — de Tanger, de Tunis, et repenser à ces bonheurs disparus me faisait venir des trémolos un peu ridicules dans la voix, des tremblements dans les yeux, alors je repartais, je saluais Núria et j’embrassais doucement Judit qui me serrait fort dans ses bras, je reprenais les couloirs puant la mort, entre les infirmières, les malades perfusés qui vaguaient, qui descendaient fumer une cigarette dehors sur le parvis, toute une troupe de types en chemise de nuit, appuyés chacun sur sa potence portant une bouteille de verre dont le tuyau s’enfonçait dans leurs veines, au poignet ou sous le coude, clopaient en discutant le bout de gras, accompagnés de quelques infirmiers ou médecins débonnaires, c’était le festival du pansement et de la cicatrice, des cathéters pendants et des blouses vertes, alors je fuyais, je fuyais en rêvant de pouvoir emporter Judit avec moi dans une chambre bien gardée du carrer Robadors, avec Bassam qui tournait en rond sans perfusion entre la mosquée, le restaurant marocain, les voleurs de bicyclettes et les putes, qu’il observait de loin, comme une faune attirante et étrange, les éléphants du Roi d’Espagne. J’avais mon petit zoo à moi à la maison : Bassam et Mounir se haïssaient. Idéologiquement, personnellement, tout les éloignait ; Mounir ne voyait en Bassam que l’Islamiste étroit, taciturne, sauvage ; Bassam méprisait Mounir parce que c’était un raté, un voleur, un mécréant. Ils avaient tous deux raison, en un sens ; je pensais qu’ils auraient pu se rapprocher sur d’autres plans, les filles, le football, la vie, mais non, rien à faire — ils ne s’adressaient la parole que contraints et forcés, et Mounir me demandait chaque jour ou presque quand est-ce que Bassam repartait. La vie vacillait, et je le sentais ; Bassam plongeait dans la prière et l’attente ; Judit devait être opérée d’un jour à l’autre ; la crise précipitait le rythme des grèves, des manifestations, des bruits d’hélicoptères ; les premières chaleurs de la fin du printemps affolaient les drogués, les pauvres et les cinglés ; chaque jour de nouveaux cadavres fleurissaient quelque part, une banque s’effondrait, un cataclysme emportait un lambeau de plus de ce monde en ruine, ou peut-être est-ce moi qui, aujourd’hui, suis tenté de relire ces événements à la lumière de la suite ; de penser que le pire était à venir, que le pire est venu — tout dansait devant mes yeux, Judit à l’hôpital, Bassam à la mosquée Tareq ibn Ziyad, Meryem dans la tombe, le monde réclamait quelque chose, un mouvement, un changement, un pas de plus vers le Destin ; je pressentais qu’il allait bientôt falloir choisir son camp, qu’un jour ou l’autre il faut choisir son camp, qu’il n’appartenait qu’à moi de me révolter, d’avoir une seule fois une seule un geste, un vrai geste décisif, et bien sûr il est aisé de penser à cela aujourd’hui, depuis ma bibliothèque carcérale, entouré par toute la certitude des livres, de centaines de textes, par la force de mes lectures, car l’homme d’hier a disparu ; le Lakhdar de la rue des Voleurs a disparu, il s’est transformé, il cherche à rendre leur sens perdu à ses actes ; il réfléchit, je réfléchis, mais je tourne en rond dans ma prison car je ne pourrai jamais retrouver celui que j’étais avant, l’amant de Meryem, le fils de ma mère, l’enfant de Tanger, l’ami de Bassam ; la vie a passé depuis, Dieu a déserté, la conscience a fait son chemin, et avec elle l’identité — je suis ce que j’ai lu, je suis ce que j’ai vu, j’ai en moi autant d’arabe que d’espagnol et de français, je me suis multiplié dans ces miroirs jusqu’à me perdre ou me construire, image fragile, image en mouvement. No se puede vivir sin amar, disais-je à Judit, et je me trompais, on peut vivre sans aimer, l’amour c’est un livre de plus, un miroir de plus, une trace sur notre table de cire, des marques sur nos mains, des lignes de vie, des empreintes digitales qui apparaissent une fois la chose passée, une fois la partie jouée — j’ai plaisir à revoir Judit, elle vient jusqu’ici une fois par semaine, nous discutons longuement, nous échangeons de longues lettres cybernétiques dans lesquelles je lui parle encore de littérature arabe, de la beauté indépassable d’Ibn Zaydûn, de Jâhiz l’immense, de Sayyâb le triste, mort d’une maladie étrange dont seuls savent mourir les poètes, et je sais que Judit ne me rend visite ou ne m’écrit que par fidélité à ce que nous avons été, à cet hôtel de Tanger, à cet appartement de Tunis, qui n’existent que pour nous. Je pense encore souvent à cette histoire de Hassan le Fou, que raconte Ibn Batouta lorsqu’il se trouve à La Mecque — quitte à tourner en rond pour l’éternité, j’aurais bien aimé que ce soit pour retourner quinze jours chez ma mère, ou dans le passé, revivre les semaines de Tanger ou de Tunis avec Judit ; il reviendra peut-être, le temps des fous et des mendiants prodigieux, un jour, un jour quand le pétrole sera tari, que La Mecque se trouvera de nouveau à un mois de cheval et de voilier ; un jour de gloire, où je sortirai dans le soleil neuf, où j’arrêterai mes sourdes circonvolutions pour retrouver les bras de Judit.