Bassam lui aussi tournait en rond. Il ne parlait presque pas ; il ouvrait juste les yeux et la bouche quand se desserraient les cuisses de Maria, sur son seuil à l’entrée de la rue des Voleurs ; il restait là trois, cinq, dix voire quinze éternelles secondes, ébahi, la mandibule pendante comme un demeuré, le regard perdu entre ses jambes, et il fallait que Maria le charrie ou l’insulte pour qu’il finisse par passer son chemin, en maugréant ; j’avais beau lui dire que ce n’était pas correct, de rester là comme ça tout ébaubi, qu’il pouvait simplement dépenser quelques euros et monter avec elle, il aurait vu, touché, pénétré et joui, et voilà, mais non, il secouait la tête comme un enfant pris la main dans la confiote, comme s’il avait vu le diable, non non, Lakhdar khouya, disait-il, nous on ne paye pas pour ce genre de choses, et j’étais plutôt d’accord, on ne paye pas, pas tellement pour l’argent, mais pour le triste souvenir de l’odeur de mort de Zahra la petite pute de Tanger qu’il ne connaissait pas. Alors il retournait au restaurant se taper un tagine ou des brochettes, puis il allait à la mosquée, les mains dans les poches, il crachait sur les drogués et les voleurs, lorgnait les putains nègres avec un mélange de mépris et d’envie, essayait de les oublier en faisant ses ablutions, priait, discutait ensuite avec quelques Pakistanais, toujours les mêmes, ses amis disait-il, puis il rentrait, se collait devant le téléviseur, faisait fuir Mounir au milieu de sa pédicure rituelle — qui refermait son couteau en soupirant, se levait puis claquait la lourde de sa chambre à grand fracas.
Le Cheikh Nouredine n’était resté que trois jours, comme prévu ; il avait rencontré toute la belle société de Barcelone, Princes et footballeurs compris, s’était gavé de petits fours dans un hôtel de luxe avant de repartir, non sans nous inviter une dernière fois, Bassam et moi, à déjeuner — j’avais l’impression de partager le repas d’un oncle d’Amérique ; il était très élégant, dans une veste bleu foncé avec une chemise blanche à col droit ; il avait de l’argent, de la rhétorique et un billet de retour pour le Golfe en business. Je me sentais un peu le plouc de service ; je ne pouvais m’empêcher de parler marocain avec lui, alors qu’il nous racontait ses soirées de charité dans un arabe classique mâtiné d’oriental. Bassam restait silencieux ; son regard exhalait l’admiration, la servitude sans borne. Je ne sais pas pourquoi, j’ai haï le Cheikh Nouredine, ce jour-là ; peut-être parce que le matin même j’étais allé voir Judit à l’hôpital, et que ça m’avait un peu détraqué, allez savoir. En tout cas, j’étais content au moment de lui dire au revoir. Je me souviens bien de ses derniers mots, avant qu’il n’attrape un taxi pour passer prendre son bagage à l’hôtel : n’hésite pas, il a dit, si tu veux nous rejoindre, n’hésite pas, nous aurons toujours du travail pour toi. Je l’ai remercié sans oser lui parler de mon rêve, cette petite librairie religieuse et païenne à la fois dans le Raval à Barcelone. Puis j’ai pensé que ce chien avait fait et défait ma vie, qu’il avait un passeport valide rempli de visas, qu’il n’avait jamais connu ni Cruz, ni la rue des Voleurs, et qu’il méritait un bon coup de pied au derche, pour lui apprendre à vivre — Bassam s’est jeté à son cou comme s’il s’agissait de son père ; j’ai cru percevoir les mots que le Cheikh lui glissait à l’oreille,