L’expédition aurait pu être amusante ; notre bande, capuches sur la tête, barbes, longs manteaux hantant les trottoirs obscurs, n’aurait pas dépareillé dans une comédie égyptienne.
Je n’avais pas été prévenu des objectifs ; le sermon avait mentionné le combat contre l’impiété, le péché et la pornographie, mais rien de plus précis. La nuit était froide et humide. On était six, on marchait en rangs, il a commencé à pleuvoir un peu, ce qui retirait son charme à l’expédition. La lutte contre l’ivrognerie et le matérialisme n’était pas une partie de plaisir.
Quand j’ai vu que nous tournions à gauche à deux cents mètres de la Pensée coranique, j’ai commencé à être un peu inquiet ; il y avait une cible possible, au bout de l’avenue, dont j’espérais qu’elle n’était pas la nôtre. Mais si. Ça ne pouvait être que là. Tout le monde paraissait savoir où nous allions sauf moi ; Bassam en tête, le groupe avançait sans hésiter. On est arrivés devant la boutique du libraire ; il avait rentré l’étalage à cause de la pluie, mais de la lumière filtrait par la porte, malgré l’heure tardive ; j’imaginais qu’il était en train de se taper une ou deux bouteilles de picrate en regardant de vieilles revues espagnoles ou françaises de filles à poil. Effectivement, le vieux était au fond de son magasin, avec un litron de rouge ; il a levé la tête de son Playboy, l’air furieux, il m’a reconnu, il a souri timidement, décontenancé. Le Cheikh Nouredine a eu un regard de mépris, il a prononcé un bref sermon en arabe classique, tu es la honte du quartier, notre quartier est respectable, respecte Dieu et notre quartier, Infidèle, nous sommes le châtiment des Infidèles, la ruine des mécréants, quitte notre quartier sur-le-champ, respecte Dieu, nos femmes et nos enfants, le libraire roulait des yeux hallucinés ; son regard allait très vite de droite à gauche, se posait sur Bassam, sur moi, et revenait au Cheikh qui débitait son anathème. Il avait toujours son verre à la main, l’air incrédule, se demandant si je lui faisais une blague de mauvais goût ou un truc du genre. Puis le Cheikh a crié la colère de Dieu soit sur toi !!! et s’est tourné vers moi, Bassam a ouvert son manteau pour sortir son manche de pioche et m’a regardé lui aussi. Ils me fixaient tous les trois, le libraire a dit d’une voix sans timbre qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Bassam avait l’air de m’implorer, genre vas-y, bon sang, qu’est-ce que t’attends, vas-y bordel, mais vas-y, le Cheikh me jaugeait, j’ai écarté les pans de mon manteau, tiré ma trique à mon tour, le libraire a eu un air effrayé, surpris et effrayé, il s’est levé d’un coup de sa chaise, a contourné le bureau de mon côté, très vite, comme pour s’enfuir, je ne voulais pas lui faire mal, il a essayé d’attraper mon bâton, il a commencé à nous insulter, salauds, chiens, enculés je baise vos mères, alors Bassam l’a frappé bien fort, sur l’épaule, un bruit mat a résonné, il a hurlé de douleur, il s’est effondré en s’accrochant à mon manteau et à mes jambes, Bassam a abattu le gourdin sur ses côtes, avec beaucoup d’élan, le libraire a hurlé de nouveau, blasphémé horriblement, Bassam a remis ça sur sa cuisse, en visant l’os, l’homme s’est mis à gémir. Bassam souriait, son bâton brandi. Je me suis demandé un instant s’il n’allait pas me péter la gueule aussi. Le Cheikh Nouredine s’est penché sur le libraire qui gémissait par terre, il lui a dit j’espère que tu as compris, puis lui a donné un coup de pied qui l’a fait crier de plus belle. Des larmes coulaient sur le visage du pauvre type, je ne pouvais plus regarder, j’ai rangé mon bout de bois, je suis sorti. Bassam m’a suivi, puis le Cheikh ; j’ai entendu qu’il crachait sur sa victime avant de partir. Je suis rentré en courant, les autres derrière moi. Arrivé au Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique j’ai balancé mon manche de pioche sur les tapis et je me suis enfermé dans ma chambre. J’étais tremblant de haine, j’aurais découpé en morceaux le Cheikh Nouredine et Bassam. Et moi-même, aussi. Je me serais découpé en morceaux. Assis sur mon lit je me demandais quoi faire. Je n’avais pas envie de rester là. J’étais plein d’une énergie surhumaine, d’une colère d’une puissance inouïe. J’ai pris tout l’argent que je possédais et je suis sorti. Le Groupe était de nouveau en prière, j’ai traversé la grande pièce sans aucune discrétion, Bassam a levé la tête de sa prosternation pour me faire un signe, je suis sorti en claquant la porte.
J’avais deux cents dirhams en poche, de quoi me payer des verres. J’ai hésité à les donner au libraire en guise de dédommagement, mais j’avais trop honte pour y retourner. En plus il était peut-être à l’hôpital. J’espérais que Bassam ne lui avait rien cassé, j’aurais dû retourner ma trique contre le Cheikh Nouredine, ça lui aurait fait du bien, de recevoir quelques gnons. Le regard de Bassam m’avait effrayé. C’était une mise à l’épreuve. Et maintenant, qu’est-ce que j’allais foutre, quitter le Groupe, retourner à la rue, chercher du travail ? On verrait ça demain. Pour le moment, oublier ma misère.
J’ai traversé Tanger jusqu’au petit bar de l’avenue Pasteur, je suis entré, j’ai salué comme l’habitué que je n’étais pas, je me suis assis à une table, j’ai commandé une première bouteille, puis une deuxième, et ça allait un peu mieux. Pourquoi fallait-il que la vie me traite ainsi. Peut-être une malédiction s’était-elle abattue sur moi parce que j’avais déshonoré mon père, qui sait. Peut-être Dieu lui-même m’en voulait-il, pour me pousser chaque fois vers un désespoir plus grand ? Que sais-je. En tout cas la bière était bonne. Peut-être aurais-je dû me jeter dans la prière, plutôt que dans l’alcool, mais tant pis.
Dans le rade, il y avait juste quatre Marocains en costume qui discutaient et buvaient du whisky, pas de touristes esseulées ; je commençais à être un peu saoul, j’avais envie de pleurer. Meryem m’est revenue à l’esprit, à cette heure-ci elle dormait sans doute, là-bas dans le Rif. Peut-être rêvait-elle de moi, qui sait.
À la télévision, on voyait les manifestations en Égypte, en Tunisie, au Yémen, le soulèvement en Libye. C’est pas gagné, j’ai pensé. Le Printemps arabe mon cul, ça va se terminer à coups de trique, coincés entre Dieu et l’enclume.
J’ai regretté de ne pas avoir pris un livre avec moi, ça m’aurait changé les idées.
Quand le type est entré dans le bar, j’étais toujours occupé à regarder la télé ; je l’ai à peine vu. C’est lui qui est venu vers moi. Il s’est approché, s’est accoudé à ma table, il me fixait avec un sourire méchant. Petits yeux, moustache brune un peu blanchie. J’ai tourné la tête immédiatement.