“Je ne suis pas un assassin, je suis plus que ça.
Je ne suis pas un Marocain, je ne suis pas un Français, je ne suis pas un Espagnol, je suis plus que ça.
Je ne suis pas un musulman, je suis plus que ça.
Faites de moi ce que vous voudrez.”
Sur le chemin du retour, Ibn Batouta repasse en Syrie ; il cherche à y rencontrer son fils, né peu de temps après son départ de Damas, vingt ans auparavant — le pays est alors décimé par la Grande Peste, deux mille quatre cents personnes y meurent chaque jour et, de Gaza à Alep, la région est dévastée par l’épidémie ; le fils d’Ibn Batouta est mort lui aussi. Le voyageur apprend par un vieil homme originaire de Tanger auquel il demande des nouvelles du pays que son père a quitté ce monde quinze ans auparavant et que sa mère vient de décéder, là-bas en Occident. Puis il rejoint Alexandrie, où la peste fait mille cent morts en une seule journée, puis Le Caire, où vingt mille personnes, raconte-t-il, ont péri ; plus aucun des Cheikhs qu’il avait rencontrés à l’aller n’est encore en vie. Il rejoint le Maroc et passe par Tanger pour se recueillir sur la tombe de sa mère, avant de s’installer définitivement à Fès.
Aujourd’hui que la peste est là de nouveau, que son souffle gronde sur grande partie du monde, que j’observe tourner dans la cour les successeurs de Hassan le Fou, tous ceux qui aimeraient revoir leur mère avant qu’elle ne passe, leur ville, leur monde avant qu’il ne s’efface, dans la douce compagnie des livres, de la vie monastiquement réglée de la prison, je me regarde dans le miroir ; je détaille les fils de cheveux blancs sur mes tempes, mes yeux noirs, mes mains aux ongles rongés ; je m’interroge sur ma culpabilité, parfois, après un cauchemar plus puissant qu’un autre, un rêve sanglant, une vision de pendu, de femme fouillée par les instruments d’un chirurgien, de cadavres d’adolescents noyés, je me scrute dans le silence et je n’ai aucune certitude, aucune ; je repense à Cruz ; je repense à Bassam, au dernier regard de Bassam ; je repense à Meryem, à Judit, à Saadi le marin ; mes regrets s’écartent d’eux-mêmes, se dissipent ; j’ai fait usage du monde. La vie consume tout — les livres nous accompagnent, comme mes polars à deux sous, ces prolétaires de la littérature, compagnons de route, dans la révolte ou la résignation, dans la foi ou l’abandon.
Les hommes sont des chiens au regard vide, ils tournent dans la pénombre, courent derrière une balle, s’affrontent pour une femelle, pour un coin de niche, restent des heures allongés, la langue pendante en dehors de la gueule en attendant qu’on finisse par les achever, dans une dernière caresse — pourquoi, à un moment, prend-on une décision, pourquoi aujourd’hui, pourquoi maintenant, peut-être est-ce lui qui a décidé et pas moi, Bassam semblait me regarder, assis, le dos droit, dans le salon ; la lumière de la rue projetait son ombre sur la porte close de Mounir, il ne disait rien, il m’avait vu sortir de ma chambre ; la lueur du réverbère se reflétait sur son crâne rasé, son visage à contre-jour était un éclat de saphir : des formes silencieuses à la place des pommettes, des cercles de ténèbres autour des yeux, immobile ; il attendait, en silence ; il attendait Dieu, il attendait l’Heure, il m’attendait — il me fixait dans la nuit, les mains sur les genoux, prière immobile.
J’ai cru comprendre ce qu’il me demandait ; moi seul pouvais me lever, debout, au milieu des flammes invisibles. Peut-être nos vies valent-elles pour un seul instant, un seul moment lucide, une seule seconde de courage. Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas pensé plus avant, je savais ; Bassam a sursauté en entendant le déclic du couteau que j’ai attrapé sur la table : il s’est un peu agité, ses mains se sont serrées sur ses cuisses, il a détourné les yeux, son profil est passé dans l’ombre, il n’a pas lutté, il n’a pas crié, il a appuyé sa main dans mon dos, pour m’aider peut-être, il s’est contracté quand la lame est entrée dans sa poitrine, il s’est courbé sur sa douleur, il a relevé la tête pour m’observer, pour lancer une dernière énigme, reconnaissance, tristesse ou surprise, il est tombé sur le côté lorsque j’ai retiré le métal de son cœur — je me suis effondré moi aussi ; autour de nous, l’aube commençait à tournoyer.