— Tiens, mais c’est ma petite lopette, il a dit.
Je me suis retourné vers le patron, avec un air offusqué, genre on ne peut pas insulter les clients comme ça, ma poitrine brûlait, j’avais les joues en feu. Le barman nous observait d’un air surpris.
— Tu te rappelles de moi ?
Impossible d’oublier cette gueule, la pénombre et l’odeur de pisse du fond du parking.
Mes genoux commençaient à trembler, j’avais envie qu’il disparaisse, comme par magie, et qu’avec lui s’effacent la honte et la mémoire.
Je lui aurais bien explosé la gueule à coups de manche de pioche.
Il est parti d’un grand éclat de rire immonde, il était ivre, son haleine de sous-sol m’a éclaboussé, une vague de pourriture et de souvenirs, j’ai failli tomber à la renverse et le déséquilibre m’a mis en mouvement comme mon tabouret, j’ai fui lâchement en silence, je suis sorti en trombe du bar sans regarder derrière moi, sans pouvoir m’empêcher d’entendre les phrases du type, pars pas si vite, petit, avec quelques obscénités qui m’ont accablé de rage impuissante, comme on encaisse des coups sans pouvoir les rendre.
Dehors un vent glacial venu de l’océan prenait l’avenue en enfilade, la ville était déserte, même devant les Canons il y avait très peu de monde, quelques touristes rentraient dans les hôtels chics, j’ai dévalé la rue vers le Grand Zoco, fait un tour de place machinalement, acheté un paquet de clopes sans y penser, deux bonshommes que j’avais déjà vus se réchauffaient autour d’un brasero, je leur ai marchandé un bout de kif en échange d’un des billets qui me restaient, je suis allé le fumer discrètement sur un banc un peu à l’écart. Tout est devenu silencieux. La drogue m’a calmé. La ville s’est recouverte d’un voile calme et noir, j’étais loin tout à coup, derrière un mur entre mon corps et le monde, j’ai repensé au libraire, au gardien de parking, au Cheikh Nouredine, à Bassam, comme s’ils m’étaient complètement étrangers, comme si tout cela n’avait aucune importance. Tanger était une impasse sombre, un corridor bouché par la mer ; le détroit de Gibraltar une fente, un abîme qui barrait nos songes ; le Nord était un mirage. Je me suis vu perdu une fois de plus, et la seule terre ferme qu’il y avait sous mes pieds et derrière moi, c’était d’un côté l’immense Afrique jusqu’au Cap et vers l’est tous ces pays en flammes, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, la Palestine, la Syrie. Je me suis roulé un deuxième joint bien chargé en pensant que ce shit venait du Rif, que Meryem en avait peut-être vu pousser les plantes depuis ses fenêtres, qu’elle en avait elle-même pressé le pollen dans de grandes claies, avant d’en mouler la pâte obscurcie par l’oxydation, de l’entourer d’un film transparent ; elle gardait dans ses poches les miettes qu’elle grattait sur le plastique de ses gants, pour les manger dans la solitude, et rire toute seule ou s’endormir, rêver, peut-être et se rappeler les quelques heures que nous avions passées ensemble, comment je l’avais déshabillée presque sans vouloir, timidement, après qu’elle m’eut embrassé sur la bouche en me tenant la main, et il y avait une tendresse simple et belle dans ces souvenirs rehaussés par le hasch, j’y reprenais un peu de joie. La danse des lumières de Tanger accélérait mes pensées, il me fallait un plan, pas question cette fois-ci de tout plaquer sans rien, de retrouver la boue et l’humiliation. J’ai repensé à mes parents, à ma mère surtout, à mes petits frères, que pouvaient-ils savoir, penser de moi, la sourate de Joseph m’est revenue en mémoire, Mon père, j’ai vu onze étoiles se prosterner devant moi, et le soleil et la lune, j’avais oublié que je connaissais ces versets par cœur, Joseph vendu pour moins que rien à un marchand d’Égypte, Joseph que Dieu instruit dans l’interprétation des rêves, Joseph que tente Zuleykha. Les feux des ferries striaient le Détroit, une caravane maritime. Je pourrais peut-être trouver du travail dans le nouveau port de Tanger Med ou dans la Zone Franche, puis après quelque temps réussir à émigrer, après tout c’est Bassam qui avait raison, il faut partir, il faut partir, les ports nous brûlent le cœur. La solitude devenait une masse de brume, un nuage épais, celui du Mal ou de la peur ; j’avais une légère nausée. Je commençais à trembler de froid sur mon banc et j’avais faim tout à coup, très faim.
Après avoir ingurgité un sandwich en deux bouchées sur le chemin je suis rentré dans ma chambre de la Diffusion ; tout y était désert, silencieux, d’un silence qui me frappait les tympans ; je me suis endormi comme un sac.
Le lendemain matin, j’avais un cendrier dans la bouche et les yeux rouges, mais j’étais à peu près en forme. J’ai rangé quelques bouquins, petit-déjeuné, lu le commentaire de la sourate de Joseph dans le Kashshâf, le soleil se répandait sur les tapis. Par instants, les visages de la veille me revenaient en mémoire, le libraire en larmes, la moustache du chien de parking, comme une remontée d’égouts que j’essayais de juguler en me concentrant sur ma lecture. Je tentais de me convaincre, ce qui est fait est fait. Ce qui est fait est fait. Ce qui compte c’est l’avenir.
Le Cheikh Nouredine a réapparu en début d’après-midi, en civil, c’est-à-dire en costume bleu foncé, assez élégant. Il m’a salué avec courtoisie, je dirais même avec chaleur. Il m’a demandé si j’avais préparé les livres (on était jeudi) j’ai répondu oui. Il m’a dit parfait. Ce soir nous avons une réunion à l’extérieur, je serai là demain matin. Et il est sorti. Aucune remarque, aucune allusion à l’excursion punitive de la veille.
Je retrouvais enfin la solitude. J’ai regardé quelques pages Internet, envoyé des messages Facebook à des filles que je ne connaissais pas, toutes françaises, comme des bouteilles à la mer. Je suis un jeune Marocain de Tanger, je recherche votre amitié pour partager ma passion : les livres.
Je vous montre à quel point je suis cultivé, pensai-je, ce que confirme l’apostille sur les bouquins, un peu exagérée peut-être, mais sobre et précise. Il faut ajouter que je choisissais des filles certes jolies, mais plutôt à lunettes et originaires de villes dont je ne savais rien mais que j’imaginais froides, ennuyeuses et donc propices à la lecture. (Il va de soi que je n’ai jamais reçu de réponse ; à la décharge de ces demoiselles, il faut bien avouer que si elles jetaient un coup d’œil à mon profil, que j’avais pris soin de laisser accessible, elles apercevaient parmi mes amis non seulement la tête de bagnard de Bassam, mais aussi le Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique ou Al-Jazira, ce qui, vu de Bourges ou de Troyes, avait très peu de chances d’inspirer la tendresse.)
J’ai somnolé un peu, en rêvassant aux jeunes femmes susdites. Ensuite, j’ai relu le début de Total Khéops, un de mes polars préférés ; j’ai imaginé que Tanger devenait subitement Marseille, ce qui avait peu de chances de se produire, en grignotant un paquet de chips ; le soir tombait doucement ; le parfum de la mer était tout autour de moi.
Je suis resté allongé par terre sans lumière jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire.
Bassam est entré en trombe, il a failli me marcher dessus.
— Qu’est-ce que tu fous dans le noir ? Tu dormais ?
— Pas vraiment, j’ai dit.
Il était surexcité, comme d’habitude. Il tournait en rond comme un chiot autour du panier de sa mère.