— Qu’est-ce qui t’arrive encore ? j’ai demandé. Un type de plus à tabasser ?
— Non, cette fois-ci c’est plus gros que ça.
— C’est le sabre du Prophète ?
— Arrête tes blasphèmes, mécréant. C’est l’heure de la vengeance.
J’ai cru un instant qu’il rigolait, mais après avoir allumé la lumière j’ai pu vérifier que ses yeux de fouine brillaient d’une folie étrange, au milieu de sa bonne grosse tête de plouc.
— C’est quoi ces nouvelles conneries ?
Il m’a servi un embryon de théorie paranoïaque selon laquelle seul un attentat qui frapperait les esprits ferait bouger les choses en précipitant l’Occident, la population et le Palais dans la confrontation. C’était tout à fait Cheikh Nouredine, mais très peu Bassam. Il avait un petit pois à la place du cerveau.
— Tu as un petit pois à la place du cerveau, j’ai dit.
En plus je savais très bien qu’au fond l’Islam politique lui était égal. Après tout, on était tombés dans la religion quand on était petits, on était servis.
— Laisse tomber ces histoires d’attentat, viens, on va aller faire un tour. Le Cheikh ne reviendra pas avant demain.
J’ai vu Bassam me regarder fixement comme si c’était moi qui étais complètement cinglé.
— Je dois prier pour me purifier.
J’ai soupiré. Je me demandais ce que lui avait fait le Cheikh Nouredine, ou ce qu’il lui avait promis. Des houris en Paradis, peut-être. Bassam avait un faible pour les histoires de houris toujours vierges qu’on pouvait baiser pour l’éternité au bord du Kowthar, le lac d’abondance de l’au-delà.
Mais moi aussi j’avais mes houris.
— Tu sais, j’ai fait la connaissance de deux chouettes filles, hier soir, deux étudiantes espagnoles. Elles restent jusqu’à demain. On a fumé un joint ensemble, et je devrais les retrouver tout à l’heure.
— Arrête tes conneries.
Son œil s’était allumé.
Ça réfléchissait dur, dans sa tête.
— Je te crois pas.
— C’est pas la question. J’ai besoin que tu viennes avec moi, pour occuper la deuxième. Je ne vais pas te mentir, c’est la moins jolie des deux, mais elle est sympa tout de même. Allez, rends-moi ce service.
— Ah, elles s’appellent comment ?
Ça y était, j’avais emporté le morceau.
— La tienne s’appelle Inés et la mienne Carmen.
J’aurais pu trouver plus original, mais j’avais sorti ça de but en blanc, sans hésiter une seconde.
— Et elles ont quel âge ?
— Je ne sais pas, vingt-quatre, vingt-cinq ans, j’ai dit.
— Ah là, ah là, c’est vraiment trop con, mais j’ai promis au Cheikh de rester ici en attendant les ordres. De passer la nuit en prière.
— On peut rester un moment avec elles, et ensuite tu rentres prier, qu’est-ce que ça change ?
Si toutes les recrues du Cheikh Nouredine sont aussi facilement manipulables que Bassam, la victoire de l’Islam n’est pas pour demain, j’ai pensé.
Il a eu soudain l’air soulagé de celui qui a pris une décision douloureuse.
— OK, mais juste un petit tour, d’accord ? Après, je rentre.
— Comme tu voudras.
Maintenant me voilà bien avancé, j’ai pensé. Je vais me faire hacher menu quand il va découvrir que la grosse Inés et la belle Carmen nous ont fait faux bond.
Pas grave, on avisera.
Et ce sera toujours quelque chose que le Cheikh Nouredine n’aura pas, ces quelques heures de prière. Une minuscule vengeance.
Bassam s’est aspergé de ma lotion capillaire, il a soufflé dans sa paluche pour vérifier la qualité de son haleine, il frétillait.
— On va parler espagnol sur le chemin pour s’entraîner un peu, il a dit.
— Con mucho gusto, hijo de puta, j’ai répondu.
Et on est partis ; une légère pluie tiède commençait à tomber.
L’averse n’a pas duré, mais la météo me fournirait peut-être une excuse pour l’absence de nos amies imaginaires ; tout le monde sait que les Espagnoles ne sortent pas quand il pleut. On a marché une demi-heure pour parvenir au centre. Bassam me bombardait de questions dans un ibère mâtiné de français et d’arabe, assez incompréhensible mais réjouissant ; il voulait tout savoir, où exactement j’avais rencontré ces jeunes filles, ce que nous nous étions dit, d’où elles venaient, etc. J’improvisais ces détails en espérant me les rappeler pour ne pas me trahir plus tard — Valence (Madrid ou Séville me semblait trop évident), étudiantes, vacances entre deux semestres, et ainsi de suite. Je me demandais si Bassam était vraiment dupe ou si le jeu le faisait rêver, comme moi. À force d’en parler j’allais me décevoir moi-même de ne trouver personne au rendez-vous, soi-disant dans un salon de thé près de la place des Nations. J’ai offert un gâteau à Bassam, qu’il a englouti en deux minutes, la nervosité sans doute. On avait l’air malins, tous les deux, dans cette pâtisserie ; autour de nous des caves sortaient leurs fiancées, elles avaient toutes de jolis voiles colorés et s’empiffraient de tarte au citron ou de milk-shakes roses pendant que leurs types, moustachus, rêvaient sans doute de leur tripoter les seins et songeaient que c’était pas cher payé, quelques douceurs pour une séance de pelotage, après, bien au chaud dans une bagnole ou sur un canapé. Je crois que j’étais un peu jaloux de ces bonshommes un rien plus âgés que nous qui avaient conquis le droit de mettre la main dans la culotte de leurs cousines moyennant des fiançailles en règle et un peu de pognon pour des bagues et des colliers. Nous on attendait des Espagnoles fantômes, avec un air de ploucs banlieusards bien gominés.
Bassam trépignait devant les miettes de sa forêt-noire dont la cerise confite trônait, abandonnée, au milieu de l’assiette.
Je faisais moi aussi mine de m’impatienter, mais qu’est-ce qu’elles foutent, mais qu’est-ce qu’elles peuvent bien foutre, encore cinq minutes et je proposerai à Bassam d’aller noyer notre chagrin dans la bière quelque part — il pleuvait à nouveau.
C’est bien connu, les Espagnoles ne sortent pas quand il pleut.
Soudain j’ai vu Bassam faire un bond sur sa chaise ; il haussait le chef comme une girafe et me filait de grands coups de pied sous la table. Je me suis retourné ; deux jeunes Européennes venaient d’entrer ; brunes, cheveux longs détachés, frange au-dessus des yeux, elles portaient des pantalons bouffants, des dizaines de bracelets sur les avant-bras, des sacs en cuir et des espèces de galoches de la même matière : espagnoles sans aucun doute, incroyable. Enfin non, ce n’était pas si incroyable que ça, mais cela me mettait dans une situation délicate.
— Non, c’est pas elles, j’ai dit à Bassam.
Il m’a regardé l’air déconfit, en soupirant.
Les deux filles avaient dû entrer dans la pâtisserie pour se protéger de l’averse.
Bassam était énervé, il commençait à se demander si je ne l’avais pas mené en bateau ; que deux Espagnoles soient arrivées alors que nous en attendions deux autres lui donnait la sensation que quelque chose ne tournait pas rond. Les jeunes Ibères se promenant deux par deux à Tanger en cette saison n’étaient tout de même pas si fréquentes que ça.
Une idée s’est fait jour dans son cerveau :
— Va leur demander si elles ne connaissent pas Inés et Carmen, par hasard.
J’ai failli lui répondre qui ça ? Mais je me suis souvenu à temps du nom de mes deux chimères.
— Elles sont peut-être dans le même groupe.
Il avait un regard de défi, un air dangereux ; il cherchait surtout à me tester, à savoir si je lui avais menti ou non.