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J’ai soupiré ; je ne pouvais pas lui dire que je n’osais pas, il n’aurait pas compris. Je l’ai revu la veille, une trique à la main, en train de tabasser le libraire ; je me suis demandé ce que je foutais là, dans un salon de thé avec mon pote le cinglé du manche de pioche.

— OK. J’y vais.

Bassam se léchait littéralement les babines, sa grosse langue glissait sur sa lèvre supérieure pour profiter des derniers copeaux de chocolat ; il a attrapé la cerise confite et se l’est balancée au fond de la bouche, j’ai détourné le regard avant de voir s’il l’avait mâchée.

— OK. J’y vais.

Jamais je n’avais osé aborder directement une étrangère ; j’en avais beaucoup parlé, nous en avions beaucoup parlé avec Bassam, pendant nos heures passées à regarder le Détroit ; nous avions beaucoup menti, beaucoup rêvé, plutôt. Il me regardait avec son air naïf et fraternel, je me souviens d’avoir pensé à ma famille, ma famille c’est Bassam et Meryem et personne d’autre.

— OK. J’y vais.

Je me suis approché de la table des deux jeunes filles, ça c’est certain ; je sais que je leur ai adressé la parole ; j’ignore en quel charabia, en quel sabir j’ai réussi à me faire comprendre d’elles ; je sais juste — j’ai eu tout le temps du monde pour y repenser par la suite — que j’avais l’air si sincère, si peu intéressé par elles avec mon histoire de Carmen et Inés, j’espérais tellement qu’elles connaissent cette Carmen et cette Inés qu’elles n’ont rien soupçonné, elles m’ont répondu franchement, et tout cela s’est fait le plus naturellement du monde, et ensuite elles ont bien vu, en entendant Bassam, en voyant la tête de Bassam, que ce n’était pas un piège mais qu’il y avait bien, à Tanger, une Carmen et une Inés qui flottaient dans l’air comme des fantômes, et elles étaient désolées pour nous, mais il pleut, vous savez, ont-elles dit, il pleut et j’ai rigolé intérieurement, je me suis marré en pensant que la pluie, à laquelle on ne fait jamais attention, la pluie peut changer un destin aussi facilement que Dieu lui-même, qu’Allah me pardonne.

En les regardant bien, elles n’étaient pas si identiques que ça, nos deux Espagnoles ; elles venaient de Barcelone, elles s’appelaient Judit et Elena, l’une était plus brune, l’autre plus ronde ; toutes deux étaient étudiantes et arrivaient, miracle, pour passer une semaine au Maroc, en vacances, précisément comme je l’avais imaginé, parce qu’elles avaient des congés d’hiver, ou de printemps, je ne sais plus, mais pour moi c’était le Printemps arabe qui arrivait, qu’on nous envoie des étudiantes sympathiques voilà qui valait toutes les révolutions, des filles dont on imaginait qu’elles portaient des sous-vêtements extraordinairement raffinés et qu’elles étaient enclines à les montrer, sans vous ennuyer avec des questions de famille, de religion, de bienséance ou de bonnes mœurs, des filles riches qui, si elles s’entichaient de vous, pouvaient vous faire franchir ce Détroit luisant d’une seule signature, vous présenter à leurs parents d’un air distrait, voilà mon copain, et le père trouverait avec raison que vous aviez une tête de moricaud mais hocherait le chef comme pour dire ma fille, c’est toi qui décides, et on finirait heureux comme Dieu en Espagne, pays des noirs jambons et porte de l’Europe.

Les yeux de Bassam disaient tout cela, tout cela sauf le cochon, bien sûr ; il regardait la jeune femme devant lui comme un passeport avec des photos de filles à poil à la place des visas, à tel point qu’Elena passait son temps à remonter son tee-shirt sur ses épaules pour cacher son torse, geste que Bassam n’interprétait pas comme de la pudeur, mais plutôt de la provocation — elle remontait aussi son soutien-gorge, gênée par ses regards, sans se rendre compte que son action désignait cet objet caché à Bassam, que ses mains fines sur sa propre peau, attrapant la bretelle, écartant l’étoffe pour y placer les doigts puis lui imprimant un léger mouvement vers le haut accentué par le bruit involontaire de l’élastique laissaient perler la sueur au front de Bassam, qui ne pouvait détacher ses yeux du creux de ces épaules, de ces salières ou plutôt poivrières que barrait la blancheur de l’étoffe secrète et pourtant si visible, et Bassam se léchait l’index, il se léchait inconsciemment l’extrémité de l’index avant d’écraser, pour qu’elles y adhèrent, les miettes de forêt-noire disséminées dans l’assiette, sans rien dire, tout à sa contemplation ; Elena essayait de désamorcer par le langage ce piège visuel, elle articulait, elle gesticulait en paroles pour faire en sorte que le regard de ce gamin se redresse de vingt-cinq degrés, qu’il passe de sa poitrine à son visage, comme il est de coutume chez les gens qui ne se connaissent pas mais son désir, ces seins et cette main qui se prenaient dans le tissu inspiraient tant de honte à Bassam qu’il était incapable de fixer Elena, car ç’aurait été comme regarder en face ses propres pensées, son être et toute son éducation qui l’empêchaient à la fois de relever la tête et de profiter réellement, en douce comme le font les Européens, du spectacle extraordinaire, de l’excitation que provoque la chasteté alors que, malgré elle, elle se dément, se nie en dévoilant, à l’imagination de celui qui la contemple, ce qu’elle essaye de cacher.

Bassam était juste plus sincère que moi, plus simple peut-être ; c’est une question de tempérament, ou de patience ; je parlais beaucoup à Judit ; j’avais même de temps à autre une question pour Elena ; j’essayais, je m’évertuais, moi aussi, à deviner ce qu’elle pouvait cacher sous son chemisier, discrètement, sans insister, je faisais en sorte de maintenir mes pupilles dans les siennes, mais lorsqu’elle tournait la tête pour s’adresser à sa camarade ou dévisager d’un air affligé le pauvre Bassam je m’en donnais à cœur joie, tout en reconnaissant avec tristesse que celle que le sort avait assise en face de moi n’était pas la mieux dotée des deux en la matière, qu’à cela ne tienne, puisque Judit me paraissait d’emblée plus proche, plus ouverte et plus souriante.

Très vite mes trois mots d’espagnol n’ont pas suffi à la conversation, nous sommes passés au français ; c’était, je crois, la première fois que je le parlais réellement avec des étrangers, et il me fallait chercher mes mots. Heureusement l’accent catalan de Judit me facilitait la compréhension. Bassam ne disait rien, ou presque ; de temps en temps il grommelait quelque chose dans un idiome impénétrable ; quand il a compris que ces deux anges tombés du ciel étudiaient l’arabe à Barcelone, il s’est mis à parler en classique, on aurait dit un sermon du Cheikh Nouredine, les fautes de grammaire en plus. Il a commencé à demander à Judit et Elena si elles connaissaient le Coran, si elles l’avaient déjà lu en arabe, et ce qu’elles pensaient de l’Islam. Il fallait qu’il répète deux ou trois fois chaque question, parce qu’il parlait vite et articulait mal, les yeux vers le bas.

La veille nous participions à une expédition punitive, avec nos gourdins, et ce soir nous convertissions deux étrangères à la religion du Prophète. Le Cheikh Nouredine pouvait être fier de nous.

J’avais du mal à croire qu’elles soient réellement étudiantes en arabe, c’est-à-dire intéressées par mon pays, ma langue, ma culture ; c’était un deuxième miracle, un miracle étrange, dont on se demandait s’il n’était pas diabolique — comment deux jeunes Barcelonaises pouvaient-elles avoir envie de s’intéresser à cette langue au point de l’apprendre ? Pour quoi faire ? Judit disait que son arabe était très mauvais, et qu’elle avait honte de le parler ; Elena se lançait plus facilement, mais sa prononciation ressemblait à celle de Bassam en espagnol ou en français, incompréhensible. J’avais un peu honte ; autour de nous les types qui observaient leurs fiancées boire des milk-shakes et aspirer très fort, les yeux fermés sur la paille, ne perdaient pas une miette de notre conversation. Ils se disaient très certainement regarde ces deux cons, ils ont dégotté une paire de touristes et ils leur parlent du Prophète, ces trous du cul.