Выбрать главу

— Voulez-vous fumer une pipe ? dit le pasteur en saisissant un moment où il crut que Wilfrid pouvait l’entendre.

— Merci, cher monsieur Becker, répondit-il.

— Vous semblez aujourd’hui plus souffrant que vous ne l’êtes ordinairement, lui dit Minna frappée de la faiblesse que trahissait la voix de l’étranger.

— Je suis toujours ainsi quand je sors du château.

Minna tressaillit.

— Il est habité par une étrange personne, monsieur le pasteur, reprit-il après une pause. Depuis six mois que je suis dans ce village, je n’ai point osé vous adresser de questions sur elle, et suis obligé de me faire violence aujourd’hui pour vous en parler.

J’ai commencé par regretter bien vivement de voir mon voyage interrompu par l’hiver, et d’être forcé de demeurer ici ; mais depuis ces deux derniers mois, chaque jour les chaînes qui m’attachent à Jarvis, se sont plus fortement rivées, et j’ai peur d’y finir mes jours. Vous savez comment j’ai rencontré Séraphîta, quelle impression me firent son regard et sa voix, enfin, comment je fus admis chez elle qui ne veut recevoir personne.

Dès le premier jour, je revins ici pour vous demander des renseignements sur cette créature mystérieuse. Là commença pour moi cette série d’enchantements…

— D’enchantements ! s’écria le pasteur en secouant les cendres de sa pipe dans un plat grossier plein de sable qui lui servait de crachoir. Existe-t-il des enchantements ?

— Certes, vous qui lisez en ce moment si consciencieusement le livre des INCANTATIONS de Jean Wier, vous comprendrez l’explication que je puis vous donner de mes sensations, reprit aussitôt Wilfrid. Si l’on étudie attentivement la nature dans ses grandes révolutions comme dans ses plus petites œuvres, il est impossible de ne pas reconnaître l’impossibilité d’un enchantement, en donnant à ce mot sa véritable signification. L’homme ne crée pas de forces, il emploie la seule qui existe et qui les résume toutes, le mouvement, souffle incompréhensible du souverain fabricateur des mondes. Les espèces sont trop bien séparées pour que la main humaine puisse les confondre ; et le seul miracle dont elle était capable s’est accompli dans la combinaison de deux substances ennemies. Encore la poudre est-elle germaine de la foudre ! Quant à faire surgir une création, et soudain ? toute création exige le temps, et le temps n’avance ni ne recule sous le doigt. Ainsi, en dehors de nous, la nature plastique obéit à des lois dont l’ordre et l’exercice ne seront intervertis par aucune main d’homme. Mais, après avoir ainsi fait la part de la Matière, il serait déraisonnable de ne pas reconnaître en nous l’existence d’un monstrueux pouvoir dont les effets sont tellement incommensurables que les générations connues ne les ont pas encore parfaitement classés. Je ne vous parle pas de la faculté de tout abstraire, de contraindre la Nature à se renfermer dans le Verbe, acte gigantesque auquel le vulgaire ne réfléchit pas plus qu’il ne songe au mouvement ; mais qui a conduit les théosophes indiens à expliquer la création par un verbe auquel ils ont donné la puissance inverse. La plus petite portion de leur nourriture, un grain de riz d’où sort une création, et dans lequel cette création se résume alternativement, leur offrait une si pure image du verbe créateur et du verbe abstracteur, qu’il était bien simple d’appliquer ce système à la production des mondes. La plupart des hommes devaient se contenter du grain de riz semé dans le premier verset de toutes les Genèses. Saint Jean, disant que le Verbe était en Dieu, n’a fait que compliquer la difficulté. Mais la granification, la germination et la floraison de nos idées est peu de chose, si nous comparons cette propriété partagée entre beaucoup d’hommes, à la faculté tout individuelle de communiquer à cette propriété des forces plus ou moins actives par je ne sais quelle concentration, de la porter à une troisième, à une neuvième, à une vingt-septième puissance, de la faire mordre ainsi sur les masses, et d’obtenir des résultats magiques en condensant les effets de la nature. Or, je nomme enchantements, ces immenses actions jouées entre deux membranes sur la toile de notre cerveau. Il se rencontre dans la nature inexplorée du Monde Spirituel certains êtres armés de ces facultés inouïes, comparables à la terrible puissance que possèdent les gaz dans le monde physique, et qui se combinent avec d’autres êtres, les pénètrent comme cause active, produisent en eux des sortilèges contre lesquels ces pauvres ilotes sont sans défense : ils les enchantent, les dominent, les réduisent à un horrible vasselage, et font peser sur eux les magnificences et le sceptre d’une nature supérieure en agissant tantôt à la manière de la torpille qui électrise et engourdit le pêcheur ; tantôt comme une dose de phosphore qui exalte la vie ou en accélère la projection ; tantôt comme l’opium qui endort la nature corporelle, dégage l’esprit de ses liens, le laisse voltiger sur le monde, le lui montre à travers un prisme, et lui en extrait la pâture qui lui plaît le plus ; tantôt enfin comme la catalepsie qui annule toutes les facultés au profit d’une seule vision. Les miracles, les enchantements, les incantations, les sortilèges, enfin les actes, improprement appelés surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s’expliquer que par le despotisme avec lequel un Esprit nous contraint à subir les effets d’une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse, exalte la création, la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure ou nous l’embellit, nous ravit au ciel ou nous plonge en enfer, les deux termes par lesquels s’expriment l’extrême plaisir et l’extrême douleur. Ces phénomènes sont en nous et non au dehors. L’être que nous nommons Séraphîta me semble un de ces rares et terribles démons auxquels il est donné d’étreindre les hommes, de presser la nature et d’entrer en partage avec l’occulte pouvoir de Dieu. Le cours de ses enchantements a commencé chez moi par le silence qui m’était imposé. Chaque fois que j’osais vouloir vous interroger sur elle, il me semblait que j’allais révéler un secret dont je devais être l’incorruptible gardien ; chaque fois que j’ai voulu vous questionner, un sceau brûlant s’est posé sur mes lèvres, et j’étais le ministre involontaire de cette mystérieuse défense. Vous me voyez ici pour la centième fois, abattu, brisé, pour avoir été jouer avec le monde hallucinateur que porte en elle cette jeune fille douce et frêle pour vous deux, mais pour moi la magicienne la plus dure. Oui, elle est pour moi comme une sorcière qui, dans sa main droite, porte un appareil invisible pour agiter le globe, et dans sa main gauche, la foudre pour tout dissoudre à son gré. Enfin, je ne sais plus regarder son front ; il est d’une insupportable clarté. Je côtoie trop inhabilement depuis quelques jours les abîmes de la folie pour me taire. Je saisis donc le moment où j’ai le courage de résister à ce monstre qui m’entraîne après lui, sans me demander si je puis suivre son vol. Qui est-elle ? L’avez-vous vue jeune ? Est-elle née jamais ? a-t-elle eu des parents ? Est-elle enfantée par la conjonction de la glace et du soleil ? elle glace et brûle, elle se montre et se retire comme une vérité jalouse, elle m’attire et me repousse, elle me donne tour à tour la vie et la mort, je l’aime et je la hais. Je ne puis plus vivre ainsi, je veux être tout à fait, ou dans le ciel, ou dans l’enfer.