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Tout à coup Wilfrid aima comme il n’avait jamais aimé ; il aima secrètement, avec foi, avec terreur, avec d’intimes folies. Sa vie était agitée dans la source même de la vie, à la seule idée de voir Séraphîta. En l’entendant, il allait en des mondes inconnus ; il était muet devant elle, elle le fascinait. Là, sous les neiges, parmi les glaces, avait grandi sur sa tige cette fleur céleste à laquelle aspiraient ses vœux jusque-là trompés, et dont la vue réveillait les idées fraîches, les espérances, les sentiments qui se groupent autour de nous, pour nous enlever en des régions supérieures, comme les Anges enlèvent aux cieux les Élus dans les tableaux symboliques dictés aux peintres par quelque génie familier. Un céleste parfum amollissait le granit de ce rocher, une lumière douée de parole lui versait les divines mélodies qui accompagnent dans sa route le voyageur pour le ciel. Après avoir épuisé la coupe de l’amour terrestre que ses dents avaient broyée, il apercevait le vase d’élection où brillaient les ondes limpides, et qui donne soif des délices immarcessibles à qui peut y approcher des lèvres assez ardentes de foi pour n’en point faire éclater le cristal. Il avait rencontré ce mur d’airain à franchir qu’il cherchait sur la terre. Il allait impétueusement chez Séraphîta dans le dessein de lui exprimer la portée d’une passion sous laquelle il bondissait comme le cheval de la fable sous ce cavalier de bronze que rien n’émeut, qui reste droit, et que les efforts de l’animal fougueux rendent toujours plus pesant et plus pressant. Il arrivait pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses déserts ; mais quand il avait franchi l’enceinte, et qu’il se trouvait dans la zone immense embrassée par ces yeux dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arrière, il devenait calme et soumis comme le lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d’Afrique, reçoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrête. Il s’ouvrait un abîme où tombaient les paroles de son délire, et d’où s’élevait une voix qui le changeait : il était enfant, enfant de seize ans, timide et craintif devant la jeune fille au front serein, devant cette blanche forme dont le calme inaltérable ressemblait à la cruelle impassibilité de la justice humaine. Et le combat n’avait jamais cessé que pendant cette soirée, où d’un regard elle l’avait enfin abattu, comme un milan qui, après avoir décrit ses étourdissantes spirales autour de sa proie, la fait tomber stupéfiée avant de l’emporter dans son aire. Il est en nous-mêmes de longues luttes dont le terme se trouve être une de nos actions, et qui font comme un envers à l’humanité. Cet envers est à Dieu, l’endroit est aux hommes. Plus d’une fois Séraphîta s’était plu à prouver à Wilfrid qu’elle connaissait cet envers si varié, qui compose une seconde vie à la plupart des hommes.

Souvent elle lui avait dit de sa voix de tourterelle :

— « Pourquoi toute cette colère ? »

quand Wilfrid se promettait en chemin de l’enlever afin d’en faire une chose à lui.

Wilfrid seul était assez fort pour jeter le cri de révolte qu’il venait de pousser chez monsieur Becker, et que le récit du vieillard avait calmé. Cet homme si moqueur, si insulteur, voyait enfin poindre la clarté d’une croyance sidérale en sa nuit ; il se demandait si Séraphîta n’était pas une exilée des sphères supérieures en route pour la patrie. Les déifications dont abusent les amants en tous pays, il n’en décernait pas les honneurs à ce lis de la Norwége, il y croyait. Pourquoi restait-elle au fond de ce Fiord ?

qu’y faisait-elle ? Les interrogations sans réponse abondaient dans son esprit.

Qu’arriverait-il entre eux surtout ? Quel sort l’avait amené là ? Pour lui, Séraphîta était ce marbre immobile, mais léger comme une ombre, que Minna venait de voir se posant au bord du gouffre : Séraphîta demeurait ainsi devant tous les gouffres sans que rien pût l’atteindre, sans que l’arc de ses sourcils fléchît, sans que la lumière de sa prunelle vacillât. C’était donc un amour sans espoir, mais non sans curiosité. Dès le moment où Wilfrid soupçonna la nature éthérée dans la magicienne qui lui avait dit le secret de sa vie en songes harmonieux, il voulut tenter de se la soumettre, de la garder, de la ravir au ciel où peut-être elle était attendue. L’Humanité, la Terre ressaisissant leur proie, il les représenterait. Son orgueil, seul sentiment par lequel l’homme puisse être exalté long-temps, le rendrait heureux de ce triomphe pendant le reste de sa vie. À cette idée, son sang bouillonna dans ses veines, son cœur se gonfla. S’il ne réussissait pas, il la briserait.

Il est si naturel de détruire ce qu’on ne peut posséder, de nier ce qu’on ne comprend pas, d’insulter à ce qu’on envie !

Le lendemain, Wilfrid, préoccupé par les idées que devait faire naître le spectacle extraordinaire dont il avait été le témoin la veille, voulut interroger David, et vint le voir en prenant le prétexte de demander des nouvelles de Séraphîta. Quoique monsieur Becker crût le pauvre homme tombé en enfance, l’étranger se fia sur sa perspicacité pour découvrir les parcelles de vérité que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations.

David avait l’immobile et indécise physionomie de l’octogénaire : sous ses cheveux blancs se voyait un front où les rides formaient des assises ruinées, son visage était creusé comme le lit d’un torrent à sec. Sa vie semblait s’être entièrement réfugiée dans les yeux où brillait un rayon ; mais cette lueur était comme couverte de nuages, et comportait l’égarement actif, aussi bien que la stupide fixité de l’ivresse. Ses mouvements lourds et lents annonçaient les glaces de l’âge et les communiquaient à qui s’abandonnait à le regarder long-temps, car il possédait la force de la torpeur. Son intelligence bornée ne se réveillait qu’au son de la voix, à la vue, au souvenir de sa maîtresse. Elle était l’âme de ce fragment tout matériel. En voyant David seul, vous eussiez dit d’un cadavre : Séraphîta se montrait-elle, parlait-elle, était-il question d’elle ? le mort sortait de sa tombe, il retrouvait le mouvement et la parole. Jamais les os desséchés que le souffle divin doit ranimer dans la vallée de Josaphat, jamais cette image apocalyptique ne fut mieux réalisée que par ce Lazare sans cesse rappelé du sépulcre à la vie par la voix de la jeune fille. Son langage constamment figuré, souvent incompréhensible, empêchait les habitants de lui parler ; mais ils respectaient en lui cet esprit profondément dévié de la route vulgaire, que le peuple admire instinctivement.

Wilfrid le trouva dans la première salle, en apparence endormi près du poêle. Comme le chien qui reconnaît les amis de la maison, le vieillard leva les yeux, aperçut l’étranger, et ne bougea pas.