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— Que faire ? dit Wilfrid. Elle connaît dans le passé de ma vie des choses dont le secret n’était qu’à moi.

— Nous verrons si elle me dit les pensées que je n’ai confiées à personne, dit monsieur Becker.

Minna rentra.

— Hé ! bien, ma fille, que devient ton démon !

— Il souffre, mon père, répondit-elle en saluant Wilfrid. Les passions humaines, revêtues de leurs fausses richesses, l’ont entouré pendant la nuit, et lui ont déroulé des pompes inouïes. Mais vous traitez ces choses de contes.

— Des contes aussi beaux pour qui les lit dans son cerveau que le sont pour le vulgaire ceux des Mille et une Nuits, dit le pasteur en souriant.

— Satan, reprit-elle, n’a-t-il donc pas transporté le Sauveur sur le haut du temple, en lui montrant les nations à ses pieds ?

— Les Évangélistes, répondit le pasteur, n’ont pas si bien corrigé les copies qu’il n’en existe plusieurs versions.

— Vous croyez à la réalité de ces visions ? dit Wilfrid à Minna.

— Qui peut en douter quand il les raconte ?

— Il ? demanda Wilfrid, qui ?

— Celui qui est là, répondit Minna en montrant le château.

— Vous parlez de Séraphîta ! dit l’étranger surpris.

La jeune fille baissa la tête en lui jetant un regard plein de douce malice.

— Et vous aussi, reprit Wilfrid, vous vous plaisez à confondre mes idées. Qui est-ce ? que pensez-vous d’elle ?

— Ce que je sens est inexplicable, reprit Minna en rougissant.

— Vous êtes fous ! s’écria le pasteur.

— À demain ! dit Wilfrid.

IV

LES NUÉES DU SANCTUAIRE

Il est des spectacles auxquels coopèrent toutes les matérielles magnificences dont dispose l’homme. Des nations d’esclaves et de plongeurs sont allées chercher dans le sable des mers, aux entrailles des rochers, ces perles et ces diamants qui parent les spectateurs. Transmises d’héritage en héritage, ces splendeurs ont brillé sur tous les fronts couronnés, et feraient la plus fidèle des histoires humaines si elles prenaient la parole. Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont été portées partout : elles ont été portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l’usurier, emportées dans le sang et le pillage, transportées dans les chefs-d’œuvre enfantés par l’art pour les garder. Excepté la perle de Cléopâtre, aucune d’elles ne s’est perdue. Les Grands, les Heureux sont là réunis et voient couronner un roi dont la parure est le produit de l’industrie des hommes, mais qui dans sa gloire est vêtu d’une pourpre moins parfaite que ne l’est celle d’une simple fleur des champs. Ces fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l’Homme essaie à tonner ; tous ces triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase.

L’Esprit peut rassembler autour de l’homme et dans l’homme de plus vives lumières, lui faire entendre de plus mélodieuses harmonies, asseoir sur les nuées de brillantes constellations qu’il interroge. Le Cœur peut plus encore ! L’homme peut se trouver face à face avec une seule créature, et trouver dans un seul mot, dans un seul regard, un faix si lourd à porter, d’un éclat si lumineux, d’un son si pénétrant, qu’il succombe et s’agenouille. Les plus réelles magnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous-mêmes. Pour le savant, un secret de science n’est-il pas un monde entier de merveilles ? Les trompettes de la Force, les brillants de la Richesse, la musique de la Joie, un immense concours d’hommes accompagne-t-il sa fête ? Non, il va dans quelque réduit obscur, où souvent un homme pâle et souffrant lui dit un seul mot à l’oreille. Ce mot, comme une torche jetée dans un souterrain, lui éclaire les Sciences. Toutes les idées humaines, habillées des plus attrayantes formes qu’ait inventées le Mystère, entouraient un aveugle assis dans la fange au bord d’un chemin. Les trois mondes, le Naturel, le Spirituel et le Divin, avec toutes leurs sphères, se découvraient à un pauvre proscrit florentin : il marchait accompagné des Heureux et des Souffrants, de ceux qui priaient et de ceux qui criaient, des anges et des damnés. Quand l’envoyé de Dieu, qui savait et pouvait tout, apparut à trois de ses disciples, ce fut un soir, à la table commune de la plus pauvre des auberges ; en ce moment la lumière éclata, brisa les Formes Matérielles, éclaira les Facultés Spirituelles, ils le virent dans sa gloire, et la terre ne tenait déjà plus à leurs pieds que comme une sandale qui s’en détachait.

Monsieur Becker, Wilfrid et Minna se sentaient agités de crainte en allant chez l’être extraordinaire qu’ils s’étaient proposé d’interroger, Pour chacun d’eux le château suédois agrandi comportait un spectacle gigantesque, semblable à ceux dont les masses et les couleurs sont si savamment, si harmonieusement disposées par les poètes, et dont les personnages, acteurs imaginaires pour les hommes, sont réels pour ceux qui commencent à pénétrer dans le Monde Spirituel. Sur les gradins de ce colysée, monsieur Becker asseyait les grises légions du doute, ses sombres idées, ses vicieuses formules de dispute ; il y convoquait les différents mondes philosophiques et religieux qui se combattent, et qui tous apparaissent sous la forme d’un système décharné comme le temps configuré par l’homme, vieillard qui d’une main lève la faux, et dans l’autre emporte un grêle univers, l’univers humain. Wilfrid y conviait ses premières illusions et ses dernières espérances ; il y faisait siéger la destinée humaine et ses combats, la religion et ses dominations victorieuses. Minna y voyait confusément le ciel par une échappée, l’amour lui relevait un rideau brodé d’images mystérieuses, et les sons harmonieux qui arrivaient à ses oreilles redoublaient sa curiosité. Pour eux cette soirée était donc ce que le souper fut pour les trois pèlerins dans Emmaüs, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homère ; pour eux, les trois formes du monde révélées, des voiles déchirés, des incertitudes dissipées, des ténèbres éclaircies. L’humanité dans tous ses modes et attendant la lumière ne pouvait être mieux représentée que par cette jeune fille, par cet homme et par ces deux vieillards, dont l’un était assez savant pour douter, dont l’autre était assez ignorant pour croire. Jamais aucune scène ne fut ni plus simple en apparence, ni plus vaste en réalité.

Quand ils entrèrent, conduits par le vieux David, ils trouvèrent Séraphîta debout devant la table, sur laquelle étaient servies différentes choses dont se compose un thé, collation qui supplée dans le Nord aux joies du vin, réservées pour les pays méridionaux.

Certes, rien n’annonçait en elle, ou en lui, cet être avait l’étrange pouvoir d’apparaître sous deux formes distinctes ; rien donc ne trahissait les différentes puissances dont elle disposait. Vulgairement occupée du bien-être de ses trois hôtes, Séraphîta recommandait à David de mettre du bois dans le poêle.

— Bonjour, mes voisins, dit-elle. — Mon cher monsieur Becker, vous avez bien fait de venir ; vous me voyez vivante pour la dernière fois peut-être. Cet hiver m’a tuée.

— Asseyez-vous donc, monsieur, dit-elle à Wilfrid. — Et toi, Minna, mets-toi là, dit-il en lui montrant un fauteuil près de lui. Tu as apporté ta tapisserie à la main, en as-tu trouvé le point ? Le dessin en est fort joli. Pour qui est-ce ? pour ton père ou pour monsieur ? dit-elle en se tournant vers Wilfrid. Ne lui laisserons-nous point avant son départ un souvenir des filles de la Norwége ?

— Vous avez donc souffert encore hier ? dit Wilfrid.

— Ce n’est rien, dit-elle. Cette souffrance me plaît ; elle est nécessaire pour sortir de la vie.

— La mort ne vous effraie donc point ? dit en souriant monsieur Becker, qui ne la croyait pas malade.