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L’enfant gravissait un rocher où elle avait aperçu des saxifrages bleues.

— Toujours, répéta Wilfrid. Écoutez-moi, dit-il en lui jetant un regard dominateur qui rencontra comme une armure de diamant, vous ignorez ce que je suis, ce que je peux et ce que je veux. Ne rejetez pas ma dernière prière ! Soyez à moi pour le bonheur du monde que vous portez en votre cœur ! Soyez à moi pour que j’aie une conscience pure, pour qu’une voix céleste résonne à mon oreille en m’inspirant le bien dans la grande entreprise que j’ai résolue, conseillé par ma haine contre les nations, mais que j’accomplirais alors pour leur bien-être, si vous m’accompagnez ! Quelle plus belle mission donneriez-vous à l’amour ? quel plus beau rôle une femme peut-elle rêver ? Je suis venu dans ces contrées en méditant un grand dessein.

— Et vous en sacrifierez, dit-elle, les grandeurs à une jeune fille bien simple, que vous aimerez, et qui vous mènera dans une voie tranquille.

— Que m’importe ? je ne veux que vous ! répondit-il en reprenant son discours.

Sachez mon secret. J’ai parcouru tout le Nord, ce grand atelier où se forgent les races nouvelles qui se répandent sur la terre comme des nappes humaines chargées de rafraîchir les civilisations vieillies. Je voulais commencer mon œuvre sur un de ces points, y conquérir l’empire que donnent la force et l’intelligence sur une peuplade, la former aux combats, entamer la guerre, la répandre comme un incendie, dévorer l’Europe en criant liberté à ceux-ci, pillage à ceux-là, gloire à l’un, plaisir à l’autre ; mais en demeurant, moi, comme la figure du Destin, implacable et cruel, en marchant comme l’orage qui s’assimile dans l’atmosphère toutes les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d’hommes comme un fléau vorace. Ainsi j’aurais conquis l’Europe, elle se trouve à une époque où elle attend ce Messie nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les sociétés. L’Europe ne croira plus qu’à celui qui la broiera sous ses pieds.

Un jour les poètes, les historiens auraient justifié ma vie, m’auraient grandi, m’auraient prêté des idées, à moi pour qui cette immense plaisanterie, écrite avec du sang, n’est qu’une vengeance. Mais, chère Séraphîta, mes observations m’ont dégoûté du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes ! Mon duel avec un gouvernement égoïste, lâche et mercantile, me séduit davantage. Puis il est plus facile d’émouvoir l’imagination des peuples assis au pied du Caucase que de convaincre l’esprit des pays glacés où nous sommes. Donc, je suis tenté de traverser les steppes russes, d’arriver au bord de l’Asie, de la couvrir jusqu’au Gange de ma triomphante inondation humaine, et là je renverserai la puissance anglaise. Sept hommes ont déjà réalisé ce plan à diverses époques. Je renouvellerai l’Art comme l’ont fait les Sarrasins lancés par Mahomet sur l’Europe ! Je ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd’hui les anciennes provinces de l’empire romain, en se disputant avec leurs sujets, à propos d’un droit de douane. Non, rien n’arrêtera ni la foudre de mes regards, ni la tempête de mes paroles !

Mes pieds couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan ; ma main saisira l’Asie, comme l’a déjà prise celle d’Aureng-Zeb. Soyez ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trône. Je n’ai jamais douté du succès ; mais soyez dans mon cœur, j’en serai sûr !

— J’ai déjà régné, dit Séraphîta.

Ce mot fut comme un coup de hache donné par un habile bûcheron dans le pied d’un jeune arbre qui tombe aussitôt. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu’une femme excite de rage en l’âme d’un homme, quand, voulant démontrer à cette femme aimée sa force ou son pouvoir, son intelligence ou sa supériorité, la capricieuse penche la tête, et dit : « Ce n’est rien ! » quand, blasée, elle sourit et dit : « Je sais cela ! » quand pour elle la force est une petitesse.

— Comment, cria Wilfrid au désespoir, les richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d’une cour…..

Elle l’arrêta par une seule inflexion de ses lèvres, et dit :

— Des êtres plus puissants que vous ne l’êtes m’ont offert davantage.

— Eh ! bien, tu n’as donc pas d’âme, si tu n’es pas séduite par la perspective de consoler un grand homme qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au bord d’un lac ?

— Mais, dit-elle, je suis aimée d’un amour sans bornes.

— Par qui ? s’écria Wilfrid en s’avançant par un mouvement de frénésie vers Séraphîta pour la précipiter dans les cascades écumeuses de la Sieg.

Elle le regarda, son bras le détendit ; elle lui montrait Minna qui accourait blanche et rose, jolie comme les fleurs qu’elle tenait à la main.

— Enfant ! dit Séraphîtüs en allant à sa rencontre.

Wilfrid demeura sur le haut du rocher, immobile comme une statue, perdu dans ses pensées, voulant se laisser aller au cours de la Sieg comme un des arbres tombés qui passaient sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe.

— Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui présenta son bouquet à l’être adoré.

L’une d’elles, celle-ci, dit-elle en lui présentant une fleur, est semblable à celle que nous avons trouvée sur le Falberg.

Séraphîtüs regarda tour à tour la fleur et Minna.

— Pourquoi me fais-tu cette question ? doutes-tu de moi ?

— Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous est infinie. Si vous êtes pour moi plus beau que cette belle nature, vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l’est l’humanité tout entière. Quand je vous ai vu, je crois avoir prié Dieu. Je voudrais…

— Quoi ? dit Séraphîtüs en lui lançant un regard par lequel il révélait à la jeune fille l’immense étendue qui les séparait.

— Je voudrais souffrir en votre place…

— Voici la plus dangereuse des créatures, se dit Séraphîtüs. Est-ce donc une pensée criminelle que de vouloir te la présenter, ô mon Dieu ! — Ne te souviens-tu plus de ce que je t’ai dit là-haut ? reprit-il en s’adressant à la jeune fille et lui montrant la cime du Bonnet de Glace.

— Le voilà redevenu terrible, se dit Minna frémissant de crainte.

La voix de la Sieg accompagna les pensées de ces trois êtres qui demeurèrent pendant quelques moments réunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais séparés par des abîmes dans le Monde Spirituel.

— Eh ! bien, Séraphîtüs, enseignez-moi, dit Minna d’une voix argentée comme une perle, et douce comme un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire pour ne point vous aimer ? Qui ne vous admirerait pas ? l’amour est une admiration qui ne se lasse jamais.

— Pauvre enfant ! dit Séraphîtüs en pâlissant, on ne peut aimer ainsi qu’un seul être.

— Qui ? demanda Minna.

— Tu le sauras, répondit-il avec la voix faible d’un homme qui se couche pour mourir.

— Au secours, il se meurt ! s’écria Minna.

Wilfrid accourut, et voyant cet être gracieusement posé dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jeté son manteau de velours, ses lichens lustrés, ses mousses fauves que le soleil satinait, il dit :

— Elle est bien belle.

— Voici le dernier regard que je pourrai jeter sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses forces pour se lever.

Elle s’avança sur le bord du rocher, d’où elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animés, les spectacles de ce grand et sublime paysage, enseveli naguère sous une tunique de neige.

« Adieu, dit-elle, foyer brûlant d’amour où tout marche avec ardeur du centre aux extrémités, et dont les extrémités se rassemblent comme une chevelure de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches dans l’éther indiscernable, à la pensée divine !