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Voyez-vous celui qui, courbé sur un sillon arrosé de sa sueur, se relève un moment pour interroger le ciel ; celle qui recueille les enfants pour les nourrir de son lait ; celui qui noue les cordages au fort de la tempête ; celle qui reste assise au creux d’un rocher attendant le père ? voyez-vous tous ceux qui tendent la main après une vie consommée en d’ingrats travaux ? À tous paix et courage, à tous adieu !

Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu, la clameur de l’homme trompé qui pleure dans le désert ? à tous paix et courage, à tous adieu. Adieu, vous qui mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie ; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres. Adieu, surtout à Toi, qui ne sais où reposer ta tête, proscrit sublime. Adieu, chères innocentes traînées par les cheveux pour avoir trop aimé ! Adieu, mères assises auprès de vos fils mourants ! Adieu, saintes femmes blessées ! Adieu Pauvres ! adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j’ai si souvent épousé les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez dans la sphère de l’Instinct en y souffrant pour autrui.

Adieu, navigateurs qui cherchez l’Orient à travers les ténèbres épaisses de vos abstractions vastes comme des principes. Adieu, martyrs de la pensée menés par elle à la vraie lumière ! Adieu, sphères studieuses où j’entends la plainte du génie insulté, le soupir du savant éclairé trop tard.

Voici le concert angélique, la brise de parfums, l’encens du cœur exhalé par ceux qui vont priant, consolant, répandant la lumière divine et le baume céleste dans les âmes tristes. Courage, chœur d’amour ! Vous à qui les peuples crient : « — Consolez-nous, défendez-nous ? » courage et adieu !

Adieu, granit, tu deviendras fleur ; adieu, fleur, tu deviendras colombe ; adieu, colombe, tu seras femme ; adieu, femme, tu seras souffrance ; adieu, homme, tu seras croyance ; adieu, vous qui serez tout amour et prière ! »

Abattu par la fatigue, cet être inexpliqué s’appuya pour la première fois sur Wilfrid et sur Minna pour revenir à son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints par une contagion inconnue. À peine avaient-ils fait quelques pas, David se montra pleurant :

— Elle va mourir, pourquoi l’avez-vous emmenée jusqu’ici ? s’écria-t-il de loin. Séraphîta fut emportée par le vieillard, qui retrouva les forces de la jeunesse et vola jusqu’à la porte du château suédois, comme un aigle emportant quelque blanche brebis dans son aire.

VI

LE CHEMIN POUR ALLER AU CIEL

Le lendemain du jour où Séraphîta pressentit sa fin et fit ses adieux à la Terre comme un prisonnier regarde son cachot avant de le quitter à jamais, elle ressentit des douleurs qui l’obligèrent à demeurer dans la complète immobilité de ceux qui souffrent des maux extrêmes. Wilfrid et Minna vinrent la voir, et la trouvèrent couchée sur son divan de pelleterie. Encore voilée par la chair, son âme rayonnait à travers son voile en le blanchissant de jour en jour. Les progrès de l’Esprit qui minait la dernière barrière par laquelle il était séparé de l’infini s’appelaient une maladie, l’heure de la Vie était nommée la mort. David pleurait en voyant souffrir sa maîtresse sans vouloir écouter ses consolations, le vieillard était déraisonnable comme un enfant. Monsieur Becker voulait que Séraphîta se soignât ; mais tout était inutile.

Un jour elle demanda les deux êtres qu’elle avait affectionnés, en leur disant que ce jour était le dernier de ses mauvais jours. Wilfrid et Minna vinrent saisis de terreur, ils savaient qu’ils allaient la perdre. Séraphîta leur sourit à la manière de ceux qui s’en vont dans un monde meilleur, elle inclina la tête comme une fleur trop chargée de rosée qui montre une dernière fois son calice et livre aux airs ses derniers parfums ; elle les regardait avec une mélancolie inspirée par eux, elle ne pensait plus à elle, et ils le sentaient sans pouvoir exprimer leur douleur à laquelle se mêlait la gratitude. Wilfrid resta debout, silencieux, immobile, perdu dans une de ces contemplations excitées par les choses dont l’étendue nous fait comprendre ici-bas une immensité suprême. Enhardie par la faiblesse de cet être si puissant, ou peut-être par la crainte de le perdre à jamais, Minna se pencha sur lui pour lui dire :

— Séraphîtüs, laisse-moi te suivre.

— Puis-je te le défendre ?

— Mais pourquoi ne m’aimes-tu pas assez pour rester ?

— Je ne saurais rien aimer ici.

— Qu’aimes-tu donc ?

— Le Ciel.

— Es-tu digne du Ciel en méprisant ainsi les créatures de Dieu ?

— Minna, pouvons-nous aimer deux êtres à la fois ? Un bien-aimé serait-il le bien-aimé s’il ne remplissait pas le cœur ? Ne doit-il pas être le premier, le dernier, le seul ? Celle qui est tout amour ne quitte-t-elle pas le monde pour son bien-aimé ? Sa famille entière devient un souvenir, elle n’a plus qu’un parent, Lui ! Son âme n’est plus à elle, mais à Lui ! Si elle garde en elle-même quelque chose qui ne soit pas à Lui, elle n’aime pas ; non, elle n’aime pas ! Aimer faiblement, est-ce aimer ? La parole du bien-aimé la fait tout joie et se coule dans ses veines comme une pourpre plus rouge que n’est le sang ; son regard est une lumière qui la pénètre, elle se fond en Lui ; là où Il est, tout est beau. Il est chaud à l’âme, Il éclaire tout ; près de Lui, fait-il jamais froid ou nuit ? Il n’est jamais absent, il est toujours en nous, nous pensons en Lui, à Lui, pour Lui. Voilà, Minna, comment je l’aime.

— Qui ? dit Minna saisie par une jalousie dévorante.

— Dieu ! répondit Séraphîtüs dont la voix brilla dans les âmes comme un feu de liberté qui s’allume de montagne en montagne. Dieu qui ne nous trahit jamais ! Dieu qui ne nous abandonne pas et comble incessamment nos désirs, qui seul peut constamment abreuver sa créature d’une joie infinie et sans mélange ! Dieu qui ne se lasse jamais et n’a que des sourires ! Dieu qui, toujours nouveau, jette dans l’âme ses trésors, qui purifie et n’a rien d’amer, qui est tout harmonie et tout flamme ! Dieu qui se met en nous pour y fleurir, exauce tous nos veux, ne compte plus avec nous quand nous sommes à lui, mais se donne tout entier ; nous ravit, nous amplifie, nous multiplie en lui ! enfin DIEU !

Minna, je t’aime, parce que tu peux être à lui ! Je t’aime, parce que, si tu viens à lui, tu seras à moi.

— Hé ! bien, conduis-moi donc ? dit-elle en s’agenouillant. Prends-moi par la main, je ne veux plus te quitter.

— Conduisez-nous, Séraphîta ? s’écria Wilfrid qui vint se joindre à Minna par un mouvement impétueux. Oui, tu m’as enfin donné soif de la Lumière et soif de la Parole ; je suis altéré de l’amour que tu m’as mis au cœur, je conserverai ton âme en la mienne ; jettes-y ton vouloir, je ferai ce que tu me diras de faire. Si je ne puis t’obtenir, je veux garder de toi tous les sentiments que tu me communiqueras ! Si je ne puis m’unir à toi que par ma seule force, je m’y attacherai comme le feu s’attache à ce qu’il dévore.

Parle ?

— Ange ! s’écria cet être incompréhensible en les enveloppant tous deux par un regard qui fut comme un manteau d’azur. Ange, le ciel sera ton héritage !

Il se fit entre eux un grand silence après cette exclamation qui détona dans les âmes de Wilfrid et de Minna comme le premier accord de quelque musique céleste.

— Si vous voulez habituer vos pieds à marcher dans le chemin qui mène au Ciel, sachez bien que les commencements en sont rudes, dit cette âme endolorie. Dieu veut être cherché pour lui-même. En ce sens, il est jaloux, il vous veut tout entier ; mais quand vous vous êtes donné à lui, jamais il ne vous abandonne. Je vais vous laisser les clefs du royaume où brille sa lumière, où vous serez partout dans le sein du Père, dans le cœur de l’Époux. Aucune sentinelle n’en défend les approches, vous pouvez y entrer de tous côtés ; son palais, ses trésors, son sceptre, rien n’est gardé ; il a dit à tous : Prenez-les !