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— Séraphîta, suis-je digne d’appartenir à une femme ?

— Vous êtes devenu soudain bien modeste, ne serait-ce pas un piége ? Une femme est toujours si touchée de voir sa faiblesse glorifiée ! Eh, bien, après demain soir, venez prendre le thé chez moi ; le bon monsieur Becker y sera ; vous y verrez Minna, la plus candide créature que je sache en ce monde. Laissez-moi maintenant, mon ami, j’ai ce soir de longues prières à faire pour expier mes fautes.

— Comment pouvez-vous pécher ?

— Pauvre cher, abuser de sa puissance, n’est-ce pas de l’orgueil ? je crois avoir été trop orgueilleuse aujourd’hui. Allons, partez. À demain.

— À demain, dit faiblement Wilfrid en jetant un long regard sur cette créature de laquelle il voulait emporter une image ineffaçable.

Quoiqu’il voulût s’éloigner, il demeura pendant quelques moments debout, occupé à regarder la lumière qui brillait par les fenêtres du château suédois.

— Qu’ai-je donc vu ? se demandait-il. Non, ce n’est point une simple créature, mais toute une création. De ce monde, entrevu à travers des voiles et des nuages, il me reste des retentissements semblables aux souvenirs d’une douleur dissipée, ou pareils aux éblouissements causés par ces rêves dans lesquels nous entendons le gémissement des générations passées qui se mêle aux voix harmonieuses des sphères élevées où tout est lumière et amour. Veillé-je ? Suis-je encore endormi ? Ai-je gardé mes yeux de sommeil, ces yeux devant lesquels de lumineux espaces se reculent indéfiniment, et qui suivent les espaces ? Malgré le froid de la nuit, ma tête est encore en feu. Allons au presbytère ! entre le pasteur et sa fille, je pourrai rasseoir mes idées.

Mais il ne quitta pas encore la place d’où il pouvait plonger dans le salon de Séraphîta. Cette mystérieuse créature semblait être le centre rayonnant d’un cercle qui formait autour d’elle une atmosphère plus étendue que ne l’est celle des autres êtres : quiconque y entrait, subissait le pouvoir d’un tourbillon de clartés et de pensées dévorantes. Obligé de se débattre contre cette inexplicable force, Wilfrid n’en triompha pas sans de grands efforts ; mais, après avoir franchi l’enceinte de cette maison, il reconquit son libre arbitre, marcha précipitamment vers le presbytère, et se trouva bientôt sous la haute voûte en bois qui servait de péristyle à l’habitation de monsieur Becker. Il ouvrit la première porte garnie de noever, contre laquelle le vent avait poussé la neige, et frappa vivement à la seconde en disant :

— Voulez-vous me permettre de passer la soirée avec vous, monsieur Becker ?

— Oui, crièrent deux voix qui confondirent leurs intonations.

En entrant dans le parloir, Wilfrid revint par degrés à la vie réelle. Il salua fort affectueusement Minna, serra la main de monsieur Becker, promena ses regards sur un tableau dont les images calmèrent les convulsions de sa nature physique, chez laquelle s’opérait un phénomène comparable à celui qui saisit parfois les hommes habitués à de longues contemplations. Si quelque pensée vigoureuse enlève sur ses ailes de Chimère un savant ou un poète, et l’isole des circonstances extérieures qui l’enserrent ici-bas, en le lançant à travers les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions, où les plus vastes ouvrages de la nature sont des images ; malheur à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont l’autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie momentanément la destruction ; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opère pas sans les bouillonnements, sans les explosions et les tortures dont les visibles témoignages nous sont offerts par la Chimie quand se séparent deux principes ennemis qu’elle s’était plu à réunir. Depuis quelques jours, lorsque Wilfrid entrait chez Séraphîta, son corps y tombait dans un gouffre. Par un seul regard, cette singulière créature l’entraînait en esprit dans la sphère où la Méditation entraîne le savant, où la Prière transporte l’âme religieuse, où la Vision emmène un artiste, où le Sommeil emporte quelques hommes ; car à chacun sa voix pour aller aux abîmes supérieurs, à chacun son guide pour s’y diriger, à tous la souffrance au retour. Là seulement se déchirent les voiles et se montre à nu la Révélation, ardente et terrible confidence d’un monde inconnu, duquel l’esprit ne rapporte ici-bas que des lambeaux. Pour Wilfrid, une heure passée près de Séraphîta ressemblait souvent au songe qu’affectionnent les thériakis, et où chaque papille nerveuse devient le centre d’une jouissance rayonnante. Il sortait brisé comme une jeune fille qui s’est épuisée à suivre la course d’un géant. Le froid commençait à calmer par ses flagellations aiguës la trépidation morbide que lui causait la combinaison de ses deux natures violemment disjointes ; puis, il revenait toujours au presbytère, attiré près de Minna par le spectacle de la vie vulgaire duquel il avait soif, autant qu’un aventurier d’Europe a soif de sa patrie, quand la nostalgie le saisit au milieu des féeries qui l’avaient séduit en Orient. En ce moment, plus fatigué qu’il ne l’avait jamais été, cet étranger tomba dans un fauteuil, et regarda pendant quelque temps autour de lui, comme un homme qui s’éveille. Monsieur Becker, accoutumé sans doute, aussi bien que sa fille, à l’apparente bizarrerie de leur hôte, continuèrent tous deux à travailler.

Le parloir avait pour ornement une collection des insectes et des coquillages de la Norwége. Ces curiosités, habilement disposées sur le fond jaune du sapin qui boisait les murs, y formaient une riche tapisserie à laquelle la fumée de tabac avait imprimé ses teintes fuligineuses. Au fond, en face de la porte principale, s’élevait un poêle énorme en fer forgé qui, soigneusement frotté par la servante, brillait comme s’il eût été d’acier poli.

Assis dans un grand fauteuil en tapisserie, près de ce poêle, devant une table, et les pieds dans une espèce de chancelière, monsieur Becker lisait un in-folio placé sur d’autres livres comme sur un pupitre ; à sa gauche étaient un broc de bière et un verre ; à sa droite brûlait une lampe fumeuse entretenue par de l’huile de poisson. Le ministre paraissait âgé d’une soixantaine d’années. Sa figure appartenait à ce type affectionné par les pinceaux de Rembrandt : c’était bien ces petits yeux vifs, enchâssés par des cercles de rides et surmontés d’épais sourcils grisonnants, ces cheveux blancs qui s’échappent en deux lames floconneuses de dessous un bonnet de velours noir, ce front large et chauve, cette coupe de visage que l’ampleur du menton rend presque carrée ; puis ce calme profond qui dénote à l’observateur une puissance quelconque, la royauté que donne l’argent, le pouvoir tribunitien du bourgmestre, la conscience de l’art, ou la force cubique de l’ignorance heureuse. Ce beau vieillard, dont l’embonpoint annonçait une santé robuste, était enveloppé dans sa robe de chambre en drap grossier simplement orné de la lisière. Il tenait gravement à sa bouche une longue pipe en écume de mer, et lâchait par temps égaux la fumée du tabac en en suivant d’un œil distrait les fantasques tourbillons, occupé sans doute à s’assimiler par quelque méditation digestive les pensées de l’auteur dont les œuvres l’occupaient. De l’autre côté du poêle et près d’une porte qui communiquait à la cuisine, Minna se voyait indistinctement dans le brouillard produit par la fumée, à laquelle elle paraissait habituée. Devant elle, sur une petite table, étaient les ustensiles nécessaires à une ouvrière : une pile de serviettes, des bas à raccommoder, et une lampe semblable à celle qui faisait reluire les pages blanches du livre dans lequel son père semblait absorbé. Sa figure fraîche à laquelle des contours délicats imprimaient une grande pureté s’harmoniait avec la candeur exprimée sur son front blanc et dans ses yeux clairs. Elle se tenait droit sur sa chaise en se penchant un peu vers la lumière pour y mieux voir, et montrait à son insu la beauté de son corsage. Elle était déjà vêtue pour la nuit d’un peignoir en toile de coton blanche. Un simple bonnet de percale, sans autre ornement qu’une ruche de même étoffe, enveloppait sa chevelure. Quoique plongée dans quelque contemplation secrète, elle comptait, sans se tromper, les fils de sa serviette, ou les mailles de son bas. Elle offrait ainsi l’image la plus complète, le type le plus vrai de la femme destinée aux œuvres terrestres, dont le regard pourrait percer les nuées du sanctuaire, mais qu’une pensée à la fois humble et charitable maintient à hauteur d’homme. Wilfrid s’était jeté sur un fauteuil, entre ces deux tables, et contemplait avec une sorte d’ivresse ce tableau plein d’harmonies auquel les nuages de fumée ne messeyaient point. La seule fenêtre qui éclairât ce parloir pendant la belle saison était alors soigneusement close. En guise de rideaux, une vieille tapisserie, fixée sur un bâton, pendait en formant de gros plis. Là, rien de pittoresque, rien d’éclatant, mais une simplicité rigoureuse, une bonhomie vraie, le laissez-aller de la nature, et toutes les habitudes d’une vie domestique sans troubles ni soucis. Beaucoup de demeures ont l’apparence d’un rêve, l’éclat du plaisir qui passe semble y cacher des ruines sous le froid sourire du luxe ; mais ce parloir était sublime de réalité, harmonieux de couleur, et réveillait les idées patriarcales d’une vie pleine et recueillie. Le silence n’était troublé que par les trépignements de la servante occupée à préparer le souper, et par les frissonnements du poisson séché qu’elle faisait frire dans le beurre salé, suivant la méthode du pays.