San-Antonio
Sérénade pour une souris défunte
À Roger et Jeannette BRUNEL, en toute amitié.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Où il est question d’un coup de volant d’un coup de manivelle d’un cou cravaté de chanvre et d’un coup fourré
Le bonhomme a un regard comme deux œufs sur le plat. Il est petit avec des cheveux gris et il a le teint d’un homme qui s’est nourri exclusivement de yoghourt sa vie durant.
Il sanglote doucement sur le buvard du chef et ses larmes forment des étoiles roses.
Au moment où j’annonce mes quatre-vingt-dix kilogrammes dans la carrée, le chef me fait une petite grimace embêtée…
Des mecs qui chialent, c’est pas ce qui manque dans les locaux de la grande turne. Et c’est pas non plus ce qui nous contriste. En général, un mec qui commence à se répandre chez les flics, c’est un mec qui a fait une couennerie et qui se prépare à jouer la grande scène du trois aux jurés…
Le chef murmure :
— San-Antonio, je vous présente M. Rolle, un de mes amis…
J’en suis baba. Le boss n’a pas l’habitude de présenter ses aminches au personnel ; et je n’avais jamais pensé que, le jour où il le ferait, le pote en question serait en train de se liquéfier.
— Très honoré, je murmure, avec la voix d’un homme qui présenterait une collection d’aspirateurs à un escargot.
L’homme redresse sa bouille de supervégétarien.
Il me tend une paluche molle comme une livre et demie de foie de veau…
— Je presse ce truc écœurant et il le laisse retomber sur son genou.
Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma curiosité fait de la fumée… Et cette fumée doit me sortir du tarin, because le grand patron se décide enfin à me rencarder.
— Avez-vous lu l’affaire Rolle, dans les journaux ? me demande-t-il.
Je secoue la calbombe négativement.
Moi, quand j’achète un journal, c’est pour bigler les programmes de cinéma et, à la rigueur, lire les bandes dessinées.
— Eh bien ! voilà, explique le boss. M. Rolle, ici présent, a un fils : Emmanuel. C’est un garçon studieux, calme, pondéré…
J’ai envie de lui demander s’il est à marier, mais le boss a horreur des interruptions et des calembredaines.
— Ce jeune homme, poursuit-il, est allé terminer ses études en Angleterre… M. Rolle possède, en effet, des comptoirs en Afrique du Sud, et il a tenu à ce que son fils ait une formation britannique car il projetait de l’envoyer là-bas…
Du coup, l’homme au regard en œuf sur le plat se fout à chialer comme trente-six bonniches qui se prénommeraient Madeleine.
Le chef s’interrompt et nous observons une minute de silence gêné.
Pas besoin d’être le fakir Duchenock pour comprendre qu’il est arrivé un turbin au fiston.
Le boss se masse le crâne — ce bath crâne en matière plastique couleur ivoire qui est le plus ravissant skating à mouches de la région parisienne.
— Et alors ? je susurre, pour essayer de rambiner le coup.
— Il vivait en Angleterre depuis un an. Son père allait le voir assez fréquemment et il avait l’impression que son fils menait à Londres une existence très studieuse… La chose devait du reste s’avérer exacte par la suite.
« Puis il y eut le drame…
En parfait narrateur, il reprend son souffle et laisse ma curiosité faire des bulles.
Enfin, il remet ça :
— Un jour, sur la route Londres-Northampton, il a, à la suite d’un coup de volant malheureux, renversé un cycliste. Et c’est alors que la conduite de ce garçon si sérieux devient stupéfiante : au lieu de s’arrêter pour porter secours à sa victime, il appuie sur l’accélérateur.
Je fais la grimace.
Le boss amorce un signe qui signifie :
« Pas beau, hein ? »
— Ça n’est pas tout, enchaîne-t-il…
Je suis tout ouïe, comme un poisson hors de l’eau.
— Après s’être enfui, Emmanuel Rolle a été pris en chasse par un maraîcher qui avait assisté à l’accident. Ce dernier possédant une petite camionnette neuve, très rapide, a réussi à le coincer contre le talus. Ne sachant s’il avait affaire à un malfaiteur, cet homme s’est armé de sa manivelle d’auto.
Le fils de M. Rolle s’est alors jeté sur lui, il lui a arraché ladite manivelle et lui en a porté un coup terrible sur le crâne. L’autre a été tué sur le coup.
Nouveau temps…
— Hum, grommelé-je, c’est plutôt moche comme histoire… Et en Angleterre c’est un genre de truc qui peut vous coûter cher…
« Ensuite ?
— Ça a coûté très cher à Emmanuel, poursuit le patron. Il a réussi à gagner Londres et, une heure après y être parvenu il est allé se constituer prisonnier.
— Curieux, je murmure…
— Oui… Il a été jugé et condamné à mort pour homicide volontaire. Il sera exécuté demain matin…
Là, le pauvre père Rolle pousse un glapissement et se casse en deux. On a beau avoir un cœur en acier chromé, la douleur d’un daron sachant que son hoir va passer à la casserole le lendemain, vous triture toujours la manette des larmes.
Je me détourne pour cacher mon émotion. Le chef tire sur ses manchettes impeccables. Ce gars-là doit faire des bonnes manières à une blanchisseuse qui ne rechigne pas sur l’amidon.
Enfin, dominant mon apitoiement, je réalise que cette histoire est bien pénible mais je ne vois pas pourquoi le boss vient me la raconter…
Il suit ma pensée comme on suit les numéros enregistrés sur le cadran lumineux d’un billard électrique.
— San-Antonio, reprend le patron, je vais vous demander un service ; un grand service, à titre tout ce qu’il y a de privé…
« M. Rolle, ici présent, aurait voulu embrasser son fils une dernière fois, mais la chose s’avère impossible. Il s’est adressé à moi en me demandant qu’au moins le pauvre garçon soit assisté en ses derniers instants par un de ses compatriotes. J’ai établi un contact à cet effet avec le Yard. Tout ce que nos confrères peuvent admettre, c’est que le fils Rolle bénéficie du concours d’un prêtre français. Or, le jeune garçon n’ayant pas le moindre sens religieux, ce prêtre, si vous acceptez, ce sera vous… »
Je croasse :
— Moi !
— Y voyez-vous un inconvénient ?
— Eh bien !.. Non… Simplement je suis surpris… Et puis… Bref, je ne me croyais pas désigné pour jouer les pêcheurs d’âmes, vous comprenez ?…
Le chef me cligne de l’œil imperceptiblement…
— Enfin, m’empressé-je, j’accepte volontiers…
Le père Rolle renifle sa détresse. Il se dresse, se précipite sur moi… Il me serre la main, me secoue le bras comme un levier de pompe. Il hoquette, il postillonne, il dit des choses éternelles, il suinte, il coule, il m’inonde…
En suite de quoi il sort de son portefeuille une liasse de billets épaisse comme un pouf marocain et la pose sur le bureau du boss.
— Pour les frais de voyage du commissaire San-Antonio, dit-il…
Et le voilà qui repart dans les pleurnicheries…
— Vous direz à mon fils que…
— D’accord, je murmure, je sais ce qu’il faudra lui dire…
On a toutes les peines du monde à le virer du bureau. Il n’en finit pas de chialer, de dire des trucs bien larmoyants, bien sentis.
Lorsqu’on reste seuls, le patron et moi, notre premier mouvement est de nous éponger le front. Puis nous nous asseyons et nous nous regardons mornement, comme deux sujets de serre-livres.